Alain-Patrick Olivier est professeur de philosophie à l’université de Nantes. Ses recherches portent sur la philosophie de l’art et la philosophie de l’éducation.
Il se peut qu’un jour nous vivions dans une société sans théâtre, comme il a existé dans le passé des sociétés sans théâtre, comme il existe aujourd’hui dans le monde des sociétés sans théâtre. Mais une société sans théâtre est-elle encore une société libre ?
Le théâtre participe de la construction d’une vie en commun démocratique.
Certes, on peut ne pas aller au théâtre, comme on peut ne pas aller voter car l’activité politique du spectateur peut paraître aussi dérisoire que celle de l’électeur. Mais cette démocratie, au théâtre comme dans les urnes, c’est aussi aux citoyens, aux « spectateurs » de l’inventer, en particulier à ceux qui deviennent majeurs, qui sont porteurs d’un nouveau regard sur la société et sur le monde.
On dira : le théâtre est lié à des formes politiques et sociales peu démocratiques dans l’histoire comme dans le monde présent. Il semble plutôt destiné à une classe de la population disposant d’un capital culturel. Ce n’est pas nécessairement un lieu où tout un chacun peut se sentir à l’aise. Le théâtre n’est pas une activité vierge pour tous ceux qui sont passés par l’école, le lycée, l’université. Or, l’école peut nous prédisposer à aller au théâtre comme elle peut aussi nous en dissuader, suivant les souvenirs associés à notre scolarité et les groupes sociaux que nous fréquentons actuellement. Mais le théâtre est à lui-même sa propre école, une façon de se former, de devenir homme, femme, enfant.
Une étudiante se souvient d’avoir été heurtée par la présence de corps nus sur la scène lors d’une représentation. Ce peut être au théâtre que pour la première fois je vois un corps nu, des corps qui s’enlacent. Cette présence réelle du corps est irréductible à la simple image des corps dans le cinéma, dans le monde de la vidéo. Faut-il que cette découverte visuelle des autres corps soit, pour les plus jeunes, la propriété exclusive du cinéma pornographique ?
Le corps au théâtre est troublant, indépendamment de la nudité, car les corps du théâtre, je peux à la limite les toucher, ils sont susceptibles de me toucher au sens propre, les spectateurs peuvent monter sur le plateau, il y a toujours ce risque, même si la règle fondamentale est celle de la distance, du regard théorique, qui consiste à voir et à écouter. Le fait que ce sont des corps en présence, qui sont vus comme tels nous amène à penser autrement. Ce sont des expériences physiques et métaphysiques. C’est la condition d’un rapport de vérité à ce que nous sommes.
Cet effroi devant le corps rejoint les condamnations ancestrales qui nous ont empêché d’aller au théâtre pendant des siècles. Augustin parle du théâtre, non sans mauvaise foi, comme d’une maladie, comme d’une peste : le théâtre est condamné en même temps que l’amour. Mais le théâtre ne rend pas malade, il ne consiste pas dans un regard complaisant sur les situations de souffrance. Il permet de diagnostiquer les pathologies sociales dans lesquelles nous vivons. Sa thérapeutique consiste dans cette fonction de connaître par les maux produits par la société, pour les mettre à distance de soi. C’est aussi la fonction du rire.
Le théâtre participe d’une construction de l’individu qui est à l’opposé de celle de l’introspection, des aveux, des confessions, du rapport de l’individu isolé à un maître qui le surveille. Il est le lieu d’une mise en commun de nos peurs et de nos désirs intimes, qui apparaissent justement comme non-intimes, comme vécus par d’autres, objectivés, partagés. Ils sont arrachés à l’espace de l’intériorité, et cela nous libère individuellement et collectivement.
Les fictions théâtrales ressemblent plutôt aux fictions scientifiques ; elles disent quelque chose sur le réel, elles expérimentent des dispositifs de vérité avec les spectateurs. Le dramaturge, le philosophe comme l’homme de science sont des spectateurs qui observent le théâtre de la vie sociale du point de vue critique. On a l’habitude d’opposer la philosophie et l’art, la science et l’art, alors que l’attitude est commune. Est-ce qu’une découverte scientifique ne nous émeut pas, ne nous irrite pas, autant qu’une oeuvre d’art ? D’ailleurs le théâtre s’est toujours développé en même temps que la science : dans les sociétés préoccupées par la liberté de l’esprit autant que par la liberté des corps.
-> Alain-Patrick Olivier, Professeur des universités en philosophie à Nantes Université
Ce texte a été écrit et publié dans la plaquette de saison du TU-Nantes 2015/2016.