Journal de bord de la Recherche, Ep.1


MiMi – Ep. 1

Depuis 2018, le TU est partenaire du groupe de réflexion  ImagiMer et du projet MIMI (UN/ Ifremer)  qui regroupe un ensemble de chercheur·euses – sciences de la pêche, sociologie, biologie, économie, , océanographie, géographie – des professionnels de la pêche et des artistes autour d’un thème commun : les imaginaires de la mer et leurs relations aux sciences. Marion Thomas est comédienne et metteuse en scène, elle est associée à ce projet, elle nous livre ici son journal de bord.

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Pour raconter une histoire, c’est toujours bien de commencer par le début.

Ce jour-là nous étions, je crois, une trentaine de personnes réunies dans la salle de répétition du théâtre. Nous étions assis.es sur des chaises, il y avait un écran blanc sur pied, une table avec un micro, du café et des petits pains au chocolat. Il y avait des chercheur.es en sociologie, des halieutes (qui étudient les réserves de poissons comme je l’ai appris ce jour-là1), un océanographe, une économiste et aussi quelques metteures en scène, un musicien, un photographe et un plasticien. Nous étions là parce que nous avions été invités. Non, plutôt on nous avait invités et parce que ça nous intéressait, nous étions venus. L’invitation : réfléchir ensemble aux imaginaires de la mer.

J’ai un grand-père qui était marin pêcheur (je dis était parce qu’il n’est jamais revenu d’une sortie en mer pour aller pêcher la morue). Ma grand-mère, elle, ramassait le goémon et la salicorne pour survivre. Elle m’a montré comment reconnaître les coquillages et les algues, à une époque où ça ne m’intéressait pas vraiment. J’allais en vacances chez elle tous les étés. Je faisais du bodyboard. Je n’aime pas nager dans l’océan à cause des requins. J’ai une grande passion pour les cachalots depuis que j’ai lu Le retour de Moby Dick de François Serrano. 2 Je n’ai jamais lu Moby Dick et j’en ai un peu honte. J’ai le mal de mer. Je sais que les calamars géants ont des yeux de la taille d’une mappemonde, que les yeux des crevettes mantes possèdent 12 variétés de cellules photoréceptrices, contre 3 pour l’oeil humain.

Voilà pour mon imaginaire lié à la mer.

Ce jour-là, nous avons parlé des poissons qui meurent, du micro-plastique, des micro-algues qui produisent près de 50% de l’air que nous respirons et de réserve halieutique aussi (j’adore placer ce mot, maintenant que je sais ce que c’est). Je me souviens d’un chercheur surtout qui a pris la parole à un moment, je ne sais plus son sujet d’étude exact, mais je me souviens très bien qu’il était déprimé. Il s’est adressé à mon  »groupe », c’est à dire celui déjà très hétéroclite des artistes. Il nous a dit que les gens devaient savoir, devaient être informés, qu’il fallait faire des pièces de théâtre sur le sujet qui seraient jouées l’été sur les plages ou dans les campings, que les scientifiques n’avaient pas cette ressource, s’adresser directement aux gens, mais que nous les artistes, on pouvait. J’ai ressenti un grand vide. Je suis auteure, metteure en scène et comédienne. Je fais du théâtre. L’un des principaux  problèmes du secteur théâtral, c’est le vieillissement du public. Le public type du théâtre c’est d’abord les gens qui font eux-mêmes du théâtre, et puis les profs de français à la retraite. Voilà, c’est comme ça. Les  »gens » à qui je m’adresse la plupart du temps, sont des gens plus ou moins comme moi. Des gens qui savent déjà que la planète va mal, que les poissons meurent, que le capitalisme tue. Je ne suis en vrai, pas armée pour informer les gens sur la plage ou dans les campings, ce n’est pas mon métier, je ne sais pas faire ça. A titre personnel, j’ai même la conviction que le problème n’est pas d’informer les gens, qu’on sait tous déjà quand même que ça ne va pas. Le problème c’est probablement que la vie de la plupart des gens est trop monstrueusement compliquée pour qu’ils aient de l’espace mental disponible pour penser à autre chose que leur propre survie. J’avais envie de dire à ce chercheur : je ne suis pas la solution. J’aimerais l’être vraiment, je sais à quel point ça rendrait les choses plus faciles pour toi (et pour moi aussi d’ailleurs). Tu découvres des trucs comme par exemple que la population des cachalots est en train de s’effondrer parce que les groupes n’ont plus de matriarches pour les guider et leur apprendre tout ce qu’un cachalot doit savoir pour survivre à cause de la surpêche des années 80 ; tu me le dis, moi j’écris une histoire, je fais un spectacle pour informer les gens avec mes mots de néophytes à moi, et tout le monde, toi, moi et les gens, on se mobilise, on manifeste, on gueule pour arrêter la surpêche. Mais ça ne marche pas comme ça. Si je pouvais avoir ce pouvoir, je l’utiliserais crois-moi. Mais je ne l’ai pas. J’ai compris à ce moment-là que nous n’étions pas simplement un groupe de 30 personnes assis sur des chaises qui se rencontrent pour la première fois avec un esprit aussi blanc que l’écran qu’ils regardent. Mais qu’il y avait en fait, beaucoup de courant et de marées intérieures circulant à l’intérieur de nous et entre nous. Des attentes, des espoirs, des incompréhensions, des projections sur ce qui constitue la pratique de l’autre. Certains artistes ont découvert, que non tous les scientifiques ne travaillent pas dans des laboratoires entourés de fioles, de microscopes, de machines qui vrombissent et de diodes qui clignotent. Certains scientifiques ont compris que l’inspiration d’un artiste est un travail. Comme un animal de compagnie capricieux et fainéant qu’il faut nourrir tous les jours (et pas une illumination qu’on se prend sur le coin du visage en regardant un beau paysage). Je crois que nous avons tous et toutes pris conscience de quelque chose que nous pressentions : il va falloir trouver un socle commun de réflexion, se mettre d’accord sur les mots de vocabulaire, laisser nos projections et nos attentes en dehors de la salle si nous voulons travailler ensemble. Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans cette nouvelle aventure.

Marion Thomas


1. Pour être encore plus précise, et comme je l’ai appris plusieurs semaines plus tard, c’est à dire au moment où j’écris ces lignes, un halieute, c’est quelqu’un qui étudie la pêche, les poissons et leurs environnements. En fait, on m’a expliqué que  »réserve » en halieutique est un terme consacré qui signifie  »zone où la pêche est interdite ». Je trouve ça important d’être précise, c’est pour ça que je rectifie.

2.Il y a un passage où il plonge pour aller observer les cachalots. Mais il ne les trouve pas. Pas à l’endroit habituel. Et là, il regarde en haut (oui parce que les cachalots vivent pas exactement à la surface il faut plonger loin pour les trouver) mais bref il tourne la tête vers le haut et là il voit une dizaine de cachalots, le groupe qu’il suit depuis des mois il les voit droit comme des i, le corps à la verticale, le museau qui effleure la surface de l’eau, faire de lents mouvements de nageoires pour stabiliser leur position, flotter et tanguer légèrement en suivant le courant. Ils dorment. Ça dort comme ça un cachalot. Les grands entourent les plus petits pour les protéger des prédateurs. Et le plongeur scientifique raconte comment il nage lentement entre ces animaux, de la taille d’un petit immeuble. Longtemps, en silence, il nage entre les corps endormis. J’avais trouvé ce passage magnifique, je veux dire vraiment magnifique. J’y ai pensé pendant des mois après ça, c’est devenu une partie de mon paysage intérieur.

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