Voix-paroles, voix-sons, voix-textes, voix-chants. La voix dans le champ de la danse s’intensifie, se nourrit, se densifie, se multiplie tout autant qu’elle se diversifie, laissant voir et entendre des rapports singuliers dans les différentes pièces chorégraphiques présentées pendant le festival Trajectoires. Dans C’est confidentiel, Léa Rault explore la voix comme signifiant-signifié, Cédric Cherdel crée des compositions sonores plurielles dans Mascarade, Madeleine Fournier dans La Chaleur cherche l’endroit de la voix dans le corps et Flora Détraz explore toutes les voix qui peuplent un corps dans Tutuguri. Le paysage vocal tissé par ces quatre chorégraphes nous plonge au cœur de leur démarche artistique.
Quelle est votre rapport à la voix dans les pièces chorégraphiques que vous présenterez pendant le festival Trajectoires ?
Madeleine Fournier : Dans la pièce La Chaleur où on est cinq au plateau, on a travaillé à partir de chants choraux de Purcell. Ce répertoire constitue le matériau principal. Nous avons abordé la voix de façon très physique, comme un phénomène vibratoire : ce qu’elle fait au corps et ce qu’elle fait à l’espace. Quand on reçoit la vibration des autres, on est lié·es ensemble à un rapport tactile. Au départ, il y avait cette idée de donner à voir ou de ressentir ce qui nous lie de façon invisible : le son et la voix permettent de faire apparaître ce phénomène. C’est invisible, mais c’est très concret : on peut se relier par rapport à la fréquence que l’on émet, etc.
Cédric Cherdel : Dans Mascarade, la voix est un élément dramaturgique, au même titre que la danse, le mouvement ou la scénographie. Elle vient compléter l’ensemble de la dramaturgie. Il y a l’envie de dépasser l’idée d’un corps simplement physique et tangible pour dévoiler un corps qui soit « entier » et « plus ouvert aux autres ». Comment créer un corps plein sur le plateau ? On perçoit généralement la silhouette, la forme d’un·e interprète. Dans Mascarade, on donne aussi à entendre son « son ». Qu’est-ce qu’il transforme dans le corps sur scène ? Comment ce corps entier vient se présenter au public et apporte un nouvel élément scénique singulier ? Avec les cinq corps présents sur scène, on ne cherche pas à assembler des voix, on cherche à créer une force collective. L’idée du collectif ne se pose pas seulement dans le rapport à la voix, elle se pose dans un rapport au corps dansant.
Léa Rault : Dans le solo C’est confidentiel, la voix est aussi un élément qui compose un ensemble. Un corps en scène : il danse, il est présent, il émet des sons et dans mon travail, il émet du texte. La voix est liée au texte et à la production de sens par les mots. Le texte produit des images concrètes, des références communes auxquelles on peut se rattacher, mais aussi il produit des réalités propres à chaque personne. Je joue vraiment sur le signifiant et le signifié.
Cédric Cherdel : Moi, c’est vraiment le son. Je ne travaille pas du tout sur le mot que je trouve trop narratif. Je cherchais à trouver comment la voix permet d’identifier la personne, de par son timbre et de par sa tessiture. Dans Mascarade, on a le droit de faire des fausses notes ! La fausse note est un élément singulier et crée un événement dramaturgique. C’est en jouant avec ce son, parfois maîtrisé, parfois indomptable, que les corps s’organisent et dialoguent dans la justesse comme dans le désaccord.
Flora Détraz : Pour Tutuguri, je m’intéresse à l’articulation entre la voix et le mouvement, en essayant de comprendre comment cette articulation fonctionne. C’est un solo où la voix est dissociée de l’image du corps. J’essaye de faire que tout ce que la voix émet n’affecte ni le visage, ni les lèvres, ni le corps. Ce qui m’intéresse dans ce décalage, c’est l’étrangeté de la figure qui m’offre un espace de liberté où la voix vient faire émerger une multiplication d’êtres, qui sont des êtres du passé et du futur, humains et non-humains… Je ne suis plus cantonnée uniquement à mon apparence sociale… C’est une partition vocale qui passe par plusieurs sons : des borborygmes, des moteurs, des sons plus mécaniques, des sons plus reconnaissables comme des mots… La voix est vraiment ce puits sans fond qui me permet de multiplier les êtres. Ça glisse et ça cohabite comme quand on se balade dans la rue et que l’on entend des sons. Il n’y a pas de logiques narratives. Il y a très peu de mots, car le mot mène à un niveau intelligible, or ce qui m’intéresse, c’est d’être sur un niveau sensible avec le public, que ça ne passe pas par l’intellect. Comme le disait Madeleine, les corps des interprètes vibrent, mais aussi ceux du public. Ça vient atteindre un niveau de communication sensible par la vibration.
Madeleine Fournier : C’est intéressant Flora ce que tu dis sur le fait de dissocier et la liberté que ça donne. Nous, c’était presque le mouvement inverse de faire vibrer notre propre intimité. Il y a quelque chose dans le chant qui donne vraiment à voir quelque chose de l’intérieur de soi. J’ai l’impression qu’on ne peut pas se cacher avec la voix. C’est comme un accès direct à soi qui demande de s’abandonner, de se laisser dévoiler, de risquer de montrer sa force et aussi sa vulnérabilité.
Quelle est la place de la voix pendant vos processus de création ? Y a-t-il une articulation corps-voix systématique ?
Léa Rault : Depuis le début, j’ai réussi à formaliser ce que j’appelle une triple écriture. Mon travail se trouve à l’endroit du tressage entre le mouvement, la voix et le texte. C’est visible au plateau, mais c’est aussi visible dès le début du processus dans toutes les pièces que j’ai pu faire seule ou avec Alina Bilokon. Quand on commence à travailler sur une pièce, on a plutôt une trame narrative, une fiction, avec une thématique, des questions que l’on a envie de soulever. Les premiers matériaux peuvent être une idée de texte, ou une idée de chanson ou encore une idée de mouvement ou de situation de corps dans l’espace. Ces trois choses-là sont vraiment tout le temps présentes à tous les endroits. Et ça peut évoluer. On peut commencer par écrire un texte, puis on va se demander comment le mettre en scène : est-il parlé ou chanté ? Utilise-t-on un texte écrit en sur-titrage ? Si l’on commence par une situation, on va se demander comment la faire vivre. La voix est présente au même titre que le texte ou le corps.
Flora Detraz : Je pars de la voix et je vais rechercher toutes les articulations et rapports possibles avec le corps. Et en fonction des assemblages que je souhaite faire, une nouvelle pièce arrive. Pour Tutuguri, il y a eu d’abord la partition vocale et la création d’un répertoire de sons. La recherche était vraiment dans la constitution d’un catalogue de toutes les voix possibles. Ce qui m’a justement intéressé, c’est que le spectre de la voix soit justement le plus large possible : que ça passe d’un son très grave à quelque chose de suraigu, d’une voix plus vibrante à une voix plus sifflante. J’ai ensuite essayé d’identifier à quoi ça me faisait penser pour pouvoir agencer ce répertoire avec le corps. Parfois le corps n’a pas l’impression d’être affecté ou au contraire, il rentre dans la situation. D’ailleurs, je pensais en faire une simple pièce sonore dans le noir ou pour la radio. Puis le corps est arrivé, car j’avais envie de confronter les sons à des images. C’est depuis là que j’ai essayé de trouver des postures qui contredisaient ce qui était entendu. Comment je peux confronter l’image avec ce son-là pour qu’on n’est pas l’impression que ça vienne de ce corps-là ? Tutuguri commence comme une sorte d’appel ou de bourdon continu qui s’installe dans la durée. Comme si je préparais le corps pour laisser surgir. Le corps devient un canal relâché dans lequel les voix émergent et les différentes matières cohabitent.
Madeleine Fournier : J’aurais un peu du mal à dire exactement si j’ai une façon d’associer ou de travailler corps et voix. Pour La Chaleur, j’ai cherché un endroit de non-dissociation. Je me demandais quelles étaient les formes qui existent déjà où le chant et la danse sont embrassés ensemble. Il y avait cet intérêt de toucher un endroit où culturellement on ne serait pas soit des danseur·euses soit des chanteur·euses, mais des danseur·euses-chanteur·euses. Dans le processus, le chant a pris beaucoup de place, l’enjeu de cette pièce étant de faire entendre les chants. On a à la fois cherché différentes façons d’interpréter les chants et différentes entrées chorégraphiques en fonction de leur structure, de leur humeur et de ce qu’ils racontaient. On les a aussi pas mal déconstruits pour les reconstruire en les étirant ou en les bouclant. J’ai voulu explorer différentes hypothèses de relation entre corps et voix à travers différents registres. Par exemple, j’ai proposé des pratiques somatiques proches du Tai-chi pour chercher dans le corps un moteur commun au chant et au mouvement. Un mouvement est un chant et inversement. Je ne dirais pas que j’ai une façon en général de faire avec le corps et la voix, je crois qu’à chaque fois, ça dépend.
Léa Rault : Là où je rejoins Madeleine et Flora, c’est que je crois que ce qui est intéressant dans mettre en scène des corps qui dansent-chantent, chantent-dansent, c’est justement que l’on peut jouer sur différents niveaux. Là on est en interview, mais dans ma tête, il y a toujours plein de pensées en double-file, en permanence. Dans plein de situations, il y a quelque chose qui domine ou qui est donné à voir alors qu’il y a énormément de choses qui se passent en parallèle comme ce paysage sonore dont parlait Flora ou ces multiples pensées, ces multiples voix qui nous assaillent du fait qu’il y ait plusieurs personnes, environnements ou actions en même temps. C’est dans cette richesse-là de jonction que réside le travail qui peut être multiple et peut produire des formes très différentes.
Cédric Cherdel : J’essaie d’inventer un processus propre à chaque création qui implique le training comme un « cœur en devenir », c’est de ce noyau que la pièce va émerger. Cela va permettre de traverser et travailler les énergies, les besoins, les matériaux que nous utiliserons ou non dans la création. Chaque jour une routine se met en place. Pour Mascarade, on commençait par différentes propositions physiques, dansées… et puis un des interprètes, Quentin, prenait en charge un échauffement vocal qui se basait surtout sur l’écoute pour apprendre à entendre l’autre, à être avec la musique… Je ne parlerais pas d’articulation corps-voix dans mon travail. J’essaie souvent de trouver un endroit de « débordement », un endroit où l’interprète ne peut pas tout maîtriser et laisse apparaître une fragilité singulière. Je donne plusieurs consignes à réaliser en même temps concernant les appuis, le regard, une action, un mouvement, une qualité et aussi la voix… et toutes ces consignes justement ne s’articulent pas. Elles sont plutôt en réorganisation constante.
La voix a-t-elle été un outil que vous avez utilisé dès le début dans votre parcours ou est-elle apparue progressivement ?
Léa Rault : La voix est présente dès le début de mes pièces à travers les chansons. Pour chaque pièce, j’ai souvent un morceau de musique référent qui résume ce que j’ai envie de transmettre dans la pièce sur laquelle je travaille. Dans le processus, si je suis perdue, je réécoute le morceau et ça me recentre, je retrouve le sens de ce que j’ai envie de faire. Pour l’instant, je n’ai aucun projet sans voix. Et je suis venue à la voix par la musique qui a toujours été très présente dans ma vie, dans mon enfance, dans mon environnement familial. J’ai beaucoup pratiqué le piano et le violoncelle et j’ai fait partie d’un groupe en tant que musicienne. La musique reste très présente dans ma vie et dans mon imaginaire. En ce moment, je me questionne : ça voudrait dire quoi pour moi de faire quelque chose en silence… ? C’est une recherche que je commence.
Madeleine Fournier : Dans les premières pièces que j’ai faites avec le danseur Jonas Chéreau, on ne chantait pas. Quand j’ai décidé de tracer ma route de façon plus indépendante en créant le solo Labourer, j’ai commencé à chanter, sans pouvoir dire exactement pourquoi. J’ai toujours été amatrice de musique et quand j’ai découvert une communauté d’ami·es musicien·nes, ma curiosité est allée vers la pratique musicale. J’aime beaucoup dans Labourer chanter et produire du son avec mes pas, j’ai la sensation d’être instrumentiste ou musicienne. J’aime beaucoup cette idée d’utiliser la voix comme un instrument. Je crois qu’il y a quelque chose d’assez thérapeutique dans le rapport à la voix. Je voulais aussi parler de Myriam Djemour qui est une professeure de chant que l’on a invitée sur La Chaleur et que l’on appelle notre accoucheuse de voix. C’est quelqu’un d’assez magique. Elle a permis à tout le monde de se déplacer à un niveau assez intime parce que la représentation que l’on se fait de sa voix est assez révélateur de comment on se voit soi. Cet aspect thérapeutique fait que je continue de m’intéresser à la voix et que je vais continuer de chercher avec la voix comme outil.
Cédric Cherdel : La voix est un outil assez nouveau dans mon travail. Je n’ai pas eu une éducation musicale hormis les cours de musique au collège. J’ai commencé à découvrir le travail vocal et rythmique en formation de danseur. Jouer avec le son, chanter fait partie de mon quotidien depuis des années, mais j’ai longtemps hésité à l’utiliser au plateau car j’avais l’impression de manquer de maîtrise. Ce qui est vrai. Mais le désir a été plus fort et Mascarade est un premier essai de voix. Je me suis entouré d’interprètes qui ont un goût et/ou des compétences autour du chant et, ensemble, ils se sont préparés, ils se sont écoutés et de mon côté, je me suis lancé dans cette direction en cherchant la façon dont j’avais envie d’utiliser leur voix dans cette création avec une forme de simplicité.
Flora Detraz : Ma première pièce chorégraphique, c’était pour quatre chanteuses lyriques qui chantaient des canons baroques et contemporains. C’était ma première impulsion. Par rapport à un parcours de danseuse où j’avais été muette, c’était une libération qui ouvrait tout un monde. Ce rapport à l’intime, à la voix révèle une puissance qui n’est pas de l’ordre de la virtuosité ou de la compétition. D’un coup, la voix amène le corps dans un rapport à l’intime. Ça me parle beaucoup Madeleine quand tu parles de vulnérabilité. Comment la puissance de ces corps est reliée à une intimité profonde. Mon lien avec la musique et le chant est ancien et familial. Je viens d’une famille de musicien·nes et dans mon entourage, il y a plus de musicien·nes que de danseur·euses. Cette impulsion ne vient pas de nulle part. Je fluctuais dans le monde de la musique. Et j’ai toujours chanté sans avoir de formation. Quand je pense à ce qui me donne le plus de joie, je pense à chanter.
Madeleine Fournier : C’est la joie de chanter… après on ne peut plus s’en passer… !
Interview croisée menée par Charlotte Imbault