Génération Now now


L’urgence politique est régulièrement invoquée pour justifier l’engagement dans l’art, mais comment on crée à partir d’un réel brûlant ? Faut-il être fidèle à ce matériau si corrosif ? Et pourquoi maintenant ?
Quatre compagnies programmées au TU en 2023 travaillent cette matière où se mêlent intime et politique, convictions personnelles et enquêtes de terrain. Le personnage de Gloria Gloria, pièce de Marcos Caramès-Blanco mise en scène par Sarah Delaby-Rochette, veut « foutre le feu »; les Maladroits digèrent leurs héritages personnels à travers le triptyque Frères-Camarades-Joueurs ; Laure Catherin cherche « la juste transposition artistique » du cataclysme Covid avec la performance poétique et musicale Howl 2122 ; Vincent Collet repense la notion de justice . l’échelle de l’individu et du territoire dans son spectacle JUSTICE.S.
Par la fiction, la métamorphose ou encore des dispositifs de création participatifs, des révolutions sont peut-être en cours.

Même une histoire intime a une portée politique

Laure Catherin

Qu’est-ce qui vous a mené, aujourd’hui, à créer des spectacles à forte portée politique ?

Arno : Après avoir créé un premier spectacle Frères, avec comme trame de fond la guerre d’Espagne, on s’est dit qu’on avait effleuré des questions sur l’utopie ou sur l’engagement. C’est comme ça qu’est né le désir de créer un triptyque. En réfléchissant à nos futures créations, je remarque que la montée de l’extrême droite est pour moi un moteur de création assez puissant. Mais je m’en méfie autant qu’il me nourrit. Il y a une phrase du philosophe Jacques Rancière, que j’aime bien : « Si tout est politique, rien ne l’est ». Si on met du politique partout, est-ce que ça n’en appauvrit pas le geste ?

Vincent : Dans ce spectacle, j’ai voulu aborder la notion de justice car j’ai découvert qu’elle était au centre du moteur social et individuel, du sentiment personnel et de la façon dont chaque territoire est construit avec un ensemble de règles, une histoire. Ce thème soulève les injustices, les besoins, les attachements des gens. Notre groupe de travail est entré dans une forme d’empathie.

Laure : Nous avons commencé la création lors d’une résidence à l’université en pleine pandémie, il s’agissait d’interroger les étudiant·es et de laisser émerger ce qui vient d’elles·eux. Une étudiante nous a dit : « Tout est politique, que tu le veuilles ou non. Si tu ne prends pas conscience de ta charge politique, d’autres en prendront conscience avant toi et se l’approprieront ». Même une histoire intime a une portée politique. Ce qu’il en ressort, c’est la difficulté face à ce mot « politique ».

Sarah : Moi, je suis en colère. Mais la pièce fait plutôt écho au bien-être que j’ai envie d’avoir. C’est une pièce qui peut apaiser, sans étouffer la colère, mais en lui trouvant une voix et des corps que j’ai très envie de voir sur un plateau.

Comment opérez-vous, dans l’écriture et sur scène, ces changements de paradigmes ?

Vincent : En se coltinant cette question de justice et en observant les changements et les émotions qui nous traversent. Ici, chacun·e est auteur et autrice de sa propre parole, donc ça oblige à se demander ce qu’on met dans le pot commun, dans une pensée collective. On est passé par un temps d’écriture individuelle, qui a permis de définir des personnages. Ce processus fait émerger des choses qui parfois nous dépassent et se révèlent aussi à nous-mêmes.

Sarah : Quand la décision de monter la pièce a été prise, est venue l’envie de faire se rencontrer son écriture très musicale et la grande place de la narration avec un endroit plus poétique. Ça ne m’intéresse pas de seulement faire entendre l’écriture de Marcos, j’avais envie d’y ajouter ce que le plateau pouvait proposer : la fabrication en direct, la musique et le bruitage. Tout le travail est de trouver un équilibre pour raconter avec autant de force l’histoire qu’il a écrite.

Laure : La relecture d’un poème de 1955 Howl d’Allen Ginsberg dont le spectacle s’inspire, a eu à la fois un effet de soulagement et de dissonance cognitive entre ce qu’il décrit de la jeunesse à l’époque, dans un contexte assez similaire à ce que nous avons pu traverser pendant le covid, c’est-à-dire une extrême répression. Mais ce qu’il décrit est un appel à la liberté, qui était impossible pour cette jeunesse d’aujourd’hui.

Arno : On s’entoure d’objets et on compose des images avec. Dans nos fictions, il y a deux dramaturgies : celle de l’histoire qui se joue et celle de l’objet. Il y a aussi l’histoire qui se joue dans le passé et l’histoire des narrateurs. Comment ils sont bousculés par l’histoire qu’ils racontent ? La multiplicité de points de vue des personnages permet de donner plusieurs lectures.

Est-ce qu’il n’y a pas un risque de sublimer, de romantiser ce matériau réel et de l’éloigner de sa rugosité ?

Laure : L’épique est pour nous un choix assumé. C’est quelque chose qui me travaille beaucoup, les récits qu’on pense dignes d’être portés. Là, il s’agit de récits empêchés, de toute une population qui a eu le sentiment qu’on lui disait de fermer sa gueule. Mais il n’y a rien de romantique là-dedans, ça parle de choses très concrètes du quotidien.

Vincent : On a pensé le travail comme une forme d’essai, à la manière d’un essai philosophique, mais plutôt que de s’appuyer sur des penseurs académiques, on cite les gens que l’on a interviewés. Ça a été une façon de leur restituer toute l’importance qu’ils et elles ont eue dans la construction de notre pensée artistique.

Sarah : Il y a un truc qui m’énerve, c’est qu’on me dise « Les gens ne parlent pas vraiment comme ça ». Marcos et moi on aime beaucoup l’autrice américaine Dorothy Allison qui dit : « De toute façon, on ne nous croira pas si je les fais parler comme ça, mes personnages, parce qu’il y a des gens qui ont décidé à notre place comment on devait se représenter ». Nous, on sublime le personnage de cette pièce parce qu’elle le mérite.

Arno : Dans notre travail, il y a une recherche de jubilation, de retrouver quelque chose lié à l’enfance, à jouer avec des objets et détourner les choses. C’est presque une forme de subversion.

Le théâtre et la performance permettent-ils une émancipation, de nouvelles voix, des regards inédits sur le monde ?

Arno : On s’émancipe nous-mêmes par les sujets que l’on choisit : on n’est absolument pas spécialistes, ni de la guerre d’Espagne, ni de l’histoire de la Palestine. Mais c’est en travaillant le sujet et en menant des interviews qu’on devient spécialistes, et c’est ce qu’on partage dans nos spectacles.

Vincent : Avec ce projet, j’ose me poser des questions qui sont totalement connectées à ma vie au quotidien. Cette recherche fait le tri dans mes pensées. Et au moment où elle est visible, elle peut être agissante. Elle participe à une lecture des événements, des pensées.

Laure : Quand je vois des acteur·ice·s au plateau gagner un espace de liberté, il y a un effet de contamination. Le plus beau retour qu’on a pu nous faire, c’est des étudiant·e·s qui nous ont dit qu’ils et elles n’en avaient jamais parlé entre elles·eux, et que voir ça ensemble avait déclenché la parole entre elles·eux.

Sarah : L’émancipation c’est Gloria, le personnage, qui l’a fait. Elle le fait en tuant des gens, je ne suis pas sûre de partager la méthode. Mais travailler sur une figure qui se réapproprie un moyen de se défendre, une violence qui produit un apaisement, ça me plaît beaucoup. Je trouve beaucoup de plaisir à travailler sur une figure qui sait se servir d’un marteau plutôt que d’être la personne qui prend les coups de marteau.

Propos recueillis par Marion Le Nevet en juillet 2023.