Explorer la condition du spectateur


Perrine Mornay et Olivier Boréel du Collectif Impatience se posent, à travers leurs spectacles, la question « Que voulons-nous faire vivre au public ? »

Que peut-on comprendre du principe spectaculaire à travers un public, une audience, une assemblée ? On peut s’amuser que le mot spectacle porte la même racine que spéculum, ce « miroir » qui permet de franchir les seuils du corps, de voir à l’intérieur. Si l’artiste rend visible l’invisible, c’est bien qu’il induit dans ce processus un regardeur, un public : notre travail commence là, à travers celui qui regarde, reçoit, observe. Si ce spectateur investit et fantasme ce qu’il regarde, alors partons de la réalité de cette situation.

Nous pensons qu’être public est une aventure indissociablement politique et poétique.

Nous sommes artistes. Nous pensons qu’être public est une aventure indissociablement politique et poétique. Pourtant cette aventure semblerait devenir de plus en plus celle de spectateurs sous contrôle dans des « industries de l’expérience ». Nous cherchons à pousser les codes de ces industries dans leurs retranchements pour imaginer « ce qui peut arriver à un spectateur ». Car l’interprète d’un spectacle c’est aussi le public, capable d’avoir un sens critique. Ce qui nous anime, c’est d’inventer un compagnonnage entre une assemblée et une proposition artistique pour faire naître de l’imaginaire. Chaque représentation est un enchevêtrement de spectateurs et de matières. Tout ce qui excède la scène compte également : vitalité microbienne, effet pollinisateur etc…

En partant de l’étymologie du mot « théâtre » – theatron : lieu d’où l’on regarde – se pose un centre qui n’est pas la scène et induit le théâtre comme une aventure de regard. Si le centre d’un « moment de théâtre » est ailleurs que dans la représentation, alors se crée des tensions qui sont une base pour nos dispositifs de spectacle.

Nous intervenons en imaginant des agencements qui articulent image et récepteur en usant des modes de communication du monde actuel : storytelling, intentions managériales, auto-entreprenariat, groupe de parole, quête identitaire, existence virtuelle… Tous ces modèles sont inscrits intimement dans nos corps, dans nos façons de recevoir et de regarder. À l’aide des mécanismes théâtraux (parfois teintés d’humour et d’absurde) nous posons en premier la question : que voulons nous faire vivre au public ? Celui-ci doit éprouver sa propre limite : est-ce que je dois participer ou pas ? Rigoler ou pas ? Suis-je avec ou contre ce qui se passe là maintenant ?

Nous explorons la condition du spectateur (et de nous-même) entre chasseur et rêveur

Pour arriver à comprendre ces limites et définir ce que l’on cherche à partager, il nous arrive de « nous regarder en train de regarder ». C’est ainsi que le principe de récursion, comme quand on ouvre des poupées russes, nous est apparu. La récursion, plus qu’une figure de style intellectuelle, s’appuie sur la fascination contemplative tout en travaillant les sens actifs du chasseur qui cherche les signes qui lui permettent de suivre sa piste. Cela pose notre exploration de la condition du spectateur (et donc nous-même) entre le chasseur et le rêveur.

Nous fabriquons des pièces qui pensent la matière et s’attachent dans ce sens aux arts plastiques. Ces matières peuvent être textuelles, visuelles, humaines ou virtuelles. Elles sont toutes des façons d’essayer de comprendre quelque chose de nous, de notre époque, de nos affaires communes. Par là nous sortons des modèles qui fantasment un art tout puissant répondant à des présupposés culturels qui ne concordent plus avec notre monde.

Créer à l’époque de l’open source, du rapport entre vivant et non vivant, c’est faire changer les constituants du spectateur. La place de celui-ci est au coeur des tensions entre espace physique et virtuel.

Perrine Mornay, metteuse en scène et Olivier Boréel, metteur en scène Collectif Impatience, sept. 2020