Donner du sens aux mots


Quelles relations se tissent entre arts et recherche ? Entre les arts et les sciences ? La metteuse en scène Émilie Rousset et les chercheuses Nathalie Schieb-Bienfait et Sophie Pardo au LEMNA, Laboratoire d’économie et management / Nantes Université partagent leurs points de vue et hypothèses sur ces questions qui traversent leur projets artistiques ou scientifiques. Une conversation qui sonde la finesse de rapports inextricables, loin des clichés.

Pour amorcer cet échange croisé, vous est-il déjà arrivé de vous présenter avec la double casquette d’artiste-chercheuse ou inversement de chercheuse-artiste ?

Émilie Rousset : Je ne me dis pas chercheuse. C’est ma pratique artistique qui m’amène à dialoguer avec des chercheur·euses. Au départ, je cherchais à rencontrer des personnes qui avaient des vocabulaires spécifiques. C’est une recherche sur le langage qui m’a amenée à me rapprocher de spécialistes en tout genre comme le linguiste Pierre Pica pour la pièce Rencontre avec Pierre Pica (2018).

Le fait d’être une artiste qui cherche ne fait pas de vous une artiste-chercheuse ?

Émilie Rousset : Je ne crois pas. Ma recherche s’ancre dans la pratique artistique, c’est-à-dire sur la forme et la manière dont j’arrive à inventer des dispositifs qui peuvent ré-interroger ma pratique en fonction d’un matériau spécifique à chaque fois.

Sophie Pardo :  Du point de vue de ma recherche, je n’ai pas de pratique artistique, même si je peux en avoir par ailleurs. Il ne me viendrait pas à l’idée de me présenter autrement que comme chercheuse. Je pense que les artistes sont aussi des chercheur·euses, et en particulier de formes artistiques. J’ai l’impression que l’on peut se rencontrer dans le mot « création » qui ne prendra pas la même forme selon l’un ou l’autre champ.

Nathalie Schieb-Bienfait : Je vais faire un petit détour. Quand on me présente ou que je me présente comme enseignante-chercheur en management, tout de suite, je sens les poils qui se hérissent et l’inquiétude de mes interlocuteur·rices qui se demandent ce que je fais là. J’ai travaillé sur plein de terrains, mais à titre personnel, j’ai été amenée à prendre part à plusieurs projets participatifs artistiques, car je suis passionnée de spectacle vivant. En côtoyant au quotidien des artistes pendant des sessions de travail, j’ai pu prendre la mesure de la diversité et de la complexité de leur métier et leurs questionnements réguliers sur l’organisation et la structuration de leurs projets. Depuis trois ans, avec des collègues, on a constitué un collectif de recherche, soutenu par la Maison des Sciences de l’Homme, il s’appelle P.A.C.E pour Publics – Artistes – Créations – Expériences. Nous essayons de comprendre ce qui se joue dans le travail de l’artiste pris dans plusieurs injonctions : à s’entreprendre, à développer des formes de plus en plus hybrides, avec des publics et des partenaires variés. Je me définirais comme une chercheuse engagée. J’aide, j’accompagne, j’outille l’univers artistique face aux différentes problématiques que les artistes rencontrent dans l’exercice de leur métier, dans un environnement très perturbé et mouvant. Pour être au cœur de la compréhension de ce qu’ils et elles font, je privilégie des observations immersives, notamment lors des résidences artistiques ou des laboratoires éphémères proposés par le TU, toujours avec l’accord des artistes.

Votre recherche est-elle aujourd’hui exclusivement tournée sur le terrain de la création artistique ?

Nathalie Schieb-Bienfait :  Oui, je pense que je finirais ma carrière sur ce terrain-là qui a tellement de matériaux et de spécificités. Être comédien·ne ou metteur·euse en scène n’a rien à voir avec le fait d’être peintre ou sculpteur·trice. Appréhender ces particularités, les besoins d’accompagnement et les démarches de structuration des projets sont mes principales préoccupations.

Depuis vos points de vue situés, pourriez-vous nommer où se trouve le dialogue entre art et recherche ?

Depuis maintenant trois ans que l’on fait de l’immersion au TU, on est très étonnées de la proximité du vocabulaire employé par les artistes et les chercheur·euses sur ces questions de protocoles, de démarches, de processus, d’outils, de partitions… Les manières d’avancer dans les recherches ont des points communs.

Nathalie Schieb-Bienfait

Nathalie Schieb-Bienfait :  J’aimerais rebondir sur la question du langage. Depuis maintenant trois ans que l’on fait de l’immersion au TU, on est très étonnées de la proximité du vocabulaire employé par les artistes et les chercheur·euses sur ces questions de protocoles, de démarches, de processus, d’outils, de partitions… Les manières d’avancer dans les recherches ont des points communs.

Vous diriez que le premier endroit de rencontre est celui du langage ? Pourtant, dans ce que j’entends à travers la démarche d’Émilie, il y a la volonté d’aller chercher un vocabulaire spécifique, qui déplace.

Quasiment tous mes projets impliquent plusieurs disciplines. La rencontre avec le milieu artistique a élargi le cercle de la pluridisciplinarité.

Sophie Pardo

Nathalie Schieb-Bienfait : Bien sûr, il y a le langage lié à une discipline que ce soit celle des sciences de la vie, de la biologie ou de la santé… Là, je parle du langage utilisé pour partager, se comprendre et concevoir la démarche de travail. Mon prisme est un peu déformé, car je suis intéressée de capter le vocabulaire que les artistes utilisent quand ils sont en train de travailler sur leur projet, qu’ils y réfléchissent et qu’ils font des recherches.

Sophie Pardo :  Dans tous les projets pluridisciplinaires que je mène, la question du langage se pose : comment communique-t-on entre un juriste, un économiste, une océanographe, une halieute… en particulier sur des termes importants comme « l’incertitude » qui est mon cœur de recherche ? Sur la thématique des Imaginaires de la Mer, nous avons établi un lexique des mots qu’inspire la mer. Ce lexique a amené de nouvelles recherches et de nouveaux points de connivence ainsi qu’une collaboration avec le TU. Et c’est ainsi que la chorégraphe Élise Lerat a proposé de mettre en danse et en corps ce lexique. La question des sens mis derrière les thèmes est essentielle. Quasiment tous mes projets impliquent plusieurs disciplines. La rencontre avec le milieu artistique a élargi le cercle de la pluridisciplinarité.

Nathalie Schieb-Bienfait : On a le même cas de figure dans P.A.C.E. On a commencé par se doter d’un glossaire commun, car notre groupe est constitué à la fois de personnes de la même discipline que la mienne, mais aussi d’historien·nes, de sociologues, de chercheuses en arts du spectacle…

Émilie Rousset : Je ne commence pas par faire un abécédaire… ou… je cherche le mot que vous venez d’employer : un glossaire ! Je n’ai pas pour premier geste de définir ou de circonstancier ce que les vocabulaires ont ou non en commun. En tout cas, je ne commence pas par faire quelque chose d’explicatif parce que, ce qui m’amène à l’écoute et à vouloir en savoir plus, c’est une sorte de fascination esthétique. J’assume complètement de ne pas comprendre et d’être fascinée par des choses que je ne comprends pas. Je travaille sur l’oralité : j’enregistre les interlocuteur·trices ou je travaille avec des bandes-son si ce sont des archives. C’est aussi la manière dont les personnes sont coutumières de certains mots – qui me sont étrangers –, comment elles les emploient et les manient qui me fascinent. Par exemple, dans Reconstitution : Le procès de Bobigny , on a discuté avec la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie qui dit le mot « phénoménologie » avec une grande dextérité et rapidité, et qui l’agence de manière naturelle dans ses phrases. Pour l’acteur·trice qui prononce ses mots, ce sont des exercices pratiques qui créent beaucoup de poésie. Même s’il·elles arrivent à le dire, il y a toujours une dissonance. Ce n’est pas l’idée d’une incompréhension du sens. Il y a une volonté d’aller vers, de comprendre, de s’enrichir… que les pièces puissent partager cette richesse des pensées développées par les chercheur·euses depuis des années et qui leur sont propres. La théâtralité, la création et la rencontre artistique se jouent dans cet écart-là et dans cette friction. Je ne cherche pas a priori à réduire l’écart ou à l’expliciter. Quand les comédien·nes réinterprètent les paroles des chercheurs·euses, on sait, par le dispositif mis en scène, que le·a comédien·ne n’est pas le·a chercheur·euse. On sent que le corps de l’acteur·rice n’est pas fait pour ce vocabulaire-là. Je cherche dans les formes artistiques produites à garder les spécificités de chacun·e. Les vocabulaires sont des histoires d’une vie.

Sophie Pardo :  Tout le processus de se rencontrer sur certains mots constitue parfois la recherche elle-même. Dans le laboratoire MIMI (Modèles, IMaginaires, et Incertitudes) mis en place avec le TU, il y a des artistes, des scientifiques et des représentant·es de la profession de la pêche. La friction, elle est là, elle est aussi sur le vocabulaire. Pour l’anecdote : lors d’un atelier de travail sur des modèles de la pêche afin de faire comprendre ce que c’est que l’incertitude et puis l’un des artistes, photographe, nous fait remarquer que cela fait deux heures que l’on travaille sans jamais prononcer le mot « poisson ». On employait le mot « ressource » ! Le langage, ce n’est pas seulement se comprendre, c’est aussi ce qui s’y joue.

J’aimerais revenir sur cette notion de laboratoire et ce temps de travail collectif. Du point de vue de la recherche, ce temps de discussion avec les artistes est-il nécessaire aux avancées et inversement, depuis le point de vue de l’artiste : éprouvez-vous la nécessité d’échanger collectivement avec des chercheur·euses ?

Nathalie Schieb-Bienfait :  Dans ma discipline qui comporte une dimension forte d’ingénierie de l’action : tout peut faire laboratoire. Mon engagement en tant que chercheuse s’est toujours joué sur des terrains au plus près des acteur·trices et avec eux·elles. Je n’ai jamais été une chercheuse enfermée dans mon bureau et travaillant « en chambre » sur des données secondaires.

Êtes-vous amenée à rencontrer des artistes pour leur poser des questions spécifiques en dehors de contextes de laboratoire ?

Nathalie Schieb-Bienfait : Oui, on expérimente différentes méthodes d’observations et d’entretiens. En ce moment, on souhaite travailler sur de la prise de photos et de films. On va expérimenter cette technique en donnant des appareils photos aux artistes avec une grille, et en leur demandant qu’il·elles précisent ce qu’il·elles jugent être des moments de travail. Qu’est-ce qui fait travail et situation de travail pour l’artiste ? On a besoin de leur apport sensible.

Émilie Rousset : Je crois que vous verriez beaucoup de photos du mur de ma chambre.

Sophie Pardo : De notre côté, nous sommes parties de la thématique des imaginaires de la mer, née du projet scientifique pluridisciplinaire COSELMAR (Compréhension des socio-écosystèmes Littoraux et Marins pour l’Amélioration de la Valorisation des Ressources Marines, la Prévention et la Gestion des Risques). La collaboration au long cours avec le TU a permis la création du laboratoire ImagiMer et du projet MIMI. Quand on travaille sur des notions de socio-écosystème marin et d’incertitude, on ne peut pas travailler tout·e seul·e. Le laboratoire est essentiel. On voulait se mettre au travail à travers la manière dont on perçoit cet écosystème dans le but d’orienter la manière dont on va le penser ou l’étudier ou le pratiquer, comment soit la création artistique soit de la science peut avoir une influence sur les imaginaires.

Émilie Rousset : Je n’ai jamais participé à un laboratoire. Ça pourrait m’intéresser, mais ça ne pourrait pas donner complètement lieu à une écriture de pièce… même si l’on ne sait jamais ! La manière dont je rencontre les chercheur·euses crée un type de dialogue spécifique qui est très important dans ce que je peux produire scéniquement après coup. Le fait que le laboratoire soit pré-pensé au sein d’une institution qui pense l’objet me semble plutôt une barrière à l’écriture, mais encore une fois, je ne l’ai jamais fait. Par exemple, dans le travail pour Les Océanographes (2021), avec Louise Hémon, on rencontre l’océanographe Dominique Pelletier chez elle toute une après-midi. C’est une nature de parole qui est très différente de celle de Julien Simon, ingénieur à l’Ifremer qu’on arrive à choper à sa pause entre midi et deux, parce qu’à ce moment-là, dans sa vie, lui, il est hyper speed. Ces natures de paroles différentes qui sont volées, ces rencontres dues à des histoires chaotiques, c’est très important dans la manière dont les choses s’échangent et créent de l’humain. Ça devient une parole incarnée et incarnable et donc entendable pour le public. Par exemple, je ne reprends pas de paroles issues de conférences.

Sophie Pardo : Sur le projet MIMI, c’est le laboratoire qui crée la rencontre, mais en parallèle du temps de réflexion commune, chacun·e travaille à sa façon. La metteuse en scène Marion Thomas se lance dans l’écriture d’un journal de bord, Perrine Mornay réfléchit à la création de capsules sonores. Perrine aussi a ressenti le besoin de créer une rencontre particulière.

Émilie Rousset : Oui, la forme du laboratoire ne l’empêche pas, j’imagine. Les endroits et les contextes des échanges entre artiste et chercheur·euse ont une grande influence sur le contenu de l’échange.

Nathalie Schieb-Bienfait : Dans les laboratoires éphémères du TU, il n’y a pas de cahier des charges. Chaque artiste s’en saisit comme il·elle le souhaite, avec les participant·es. Cette envie d’aller vers le hors-les-murs, vers des formes de présences de rencontres expérimentales est au cœur du projet de l’équipe du TU depuis quelques années.

Dans ces contextes d’échange entre l’art et la science, comment parleriez-vous de la nature de la relation ? L’art est-il un outil pour la science et inversement, la science, un outil pour l’art ? Comment réagissez-vous par rapport à ce mot d’« outil » ?

Nathalie Schieb-Bienfait :  Dans ma discipline, le mot « outil » est très connoté. Je peux l’utiliser dans le cadre de mes recherches, mais pas dans mes rapports avec le travail de création. Je parlerais de démarche avec des gens qui se cherchent, qui se découvrent, qui à chaque fois s’engagent dans des projets singuliers où il leur faut apprendre à créer, à faire un cheminement commun et à se doter de règles de conception et de travail. L’envie de travailler ensemble ne peut pas être décrétée et la temporalité est longue. Les rapports sont à inventer, voire à ré-inventer à chaque fois.

Cette envie de travailler ensemble, diriez-vous qu’elle est nécessaire à votre travail ?

Nathalie Schieb-Bienfait : Elle en est constitutive.

Émilie Rousset : Pour l’écriture de la pièce Rencontre avec Pierre Pica, j’ai quand même parlé avec le linguiste Pierre Pica pendant un peu plus de trois ans. Je ne sais pas pourquoi il m’a consacré autant de temps et je ne lui ai jamais demandé comme s’il s’agissait d’un endroit de pudeur et de mystère, nécessaire à nos échanges. Je ne sais pas à quoi je lui ai servi, alors que moi, je sais qu’il m’a permis de créer une pièce sur ce dialogue justement.

Sophie Pardo : Je n’aime pas le mot « outil » dans cette relation. Là où je n’ai pas envie d’aller, c’est d’utiliser l’art pour populariser la recherche. Les artistes n’ont pas besoin de nous pour exprimer leur point de vue sur la société, même si parfois, à des endroits, l’on peut se rencontrer parce que ce sont des problématiques comme la nature, l’écosystème, etc.

Et inversement, vous n’avez pas besoin des artistes pour faire de la recherche.

Sophie Pardo : Non. Et si je me demande le rôle de la relation avec l’art dans ma recherche, je répondrais qu’il apporte un autre point de vue et une réflexivité sur ma pratique, il ouvre des champs.

L’un des moteurs de ses laboratoires auxquels vous participez ou que vous mettez en place semble justement de rendre visible la multiplicité de points vues sur un sujet.


Sophie Pardo : Oui, après je ne sais pas pourquoi je le fais… C’est l’envie d’aller ailleurs tout en restant chacun·e à sa place, car je ne sais pas faire autre chose que ma discipline.

Émilie Rousset : J’ai pu créer des outils d’écriture, des procédés et des protocoles pour reprendre un mot du début de la discussion. Dans mon travail, c’est l’incarnation qui m’importe, dans sa sensibilité propre et individuelle. Quand je vais à la rencontre d’autres personnes qui ont une pratique, je recherche la manière dont se disent les choses qui se teintent d’humanité, de réel, de vécu. C’est cette manière – qui ne peut pas se raconter dans un colloque ou au sein d’une tribune d’un journal – que j’essaye de toucher.

Interview croisée menée par Charlotte Imbault en 2021.