5 questions à Daphné Biiga Nwanak et Baudoin Woehl
Metteur·euses en scène et comédien·nes, Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl se sont rencontrés à l’école du théâtre national de Strasbourg. Pendant le festival FAUVES, iels présentent leur deuxième spectacle, Maya Deren.
L’envie de chercher comment le théâtre explore toutes les ressources qu’a un corps pour comprendre les choses par lui-même, pour changer sa vie.
Baudouin Woehl
Quels sont les moteurs de la création de Maya Deren ?
Daphné : L’envie de créer des formes qui me permettent de survivre s’il m’arrivait un drame : La maladie, la précarité, le quotidien sous un État autoritaire, l’ennui, etc. Il se pourrait que ce soit le moteur de chacune de mes pièces mais je suis trop jeune pour le savoir. Créer avec Baudouin est aussi un moteur, une fin en soi.
Baudouin : L’envie de créer des choses qui me posent question, en produisant de nouvelles manières de regarder le monde, sa réalité. Chercher comment le théâtre explore toutes les ressources qu’a un corps pour comprendre les choses par lui-même, pour changer sa vie. Il y a aussi l’envie de créer une expérience très intense et très personnelle pour le public, mais avec des moyens minimaux.
Qu’est ce qui vous agite à 30 ans (ou presque) ?
Daphné : Le flux continu des images, l’écriture, le devenir adulte, l’amenuisement de l’air respirable et de l’eau potable, les fêtes, le passé, la surconsommation inévitable, la violence, le manque de sommeil, …
Baudouin : Nous avons aujourd’hui des aperçus d’à peu près tout, des images de tout ce qui se passe, de tout ce à quoi ressemblent les choses dans le monde et même de l’autre côté de la Lune. Ce qui m’agite et m’effraye, c’est de me sentir souvent détaché face à la saturation d’images que je reçois et que je vois, comme une marée d’apparences, sans bien comprendre comment sont les choses et comment elles me sont représentées.
Pourquoi l’art est-il nécessaire dans votre vie ?
Daphné : Durant le collège, je pouvais passer des nuits entières sur des sites internet assez obscurs, à lire des histoires dont je ne saurai jamais si elles étaient vraies. J’ai lu un jour celle d’un jeune qui s’est filmé tous les jours de sa vie pendant une vingtaine d’années sans jamais regarder aucune vidéos. Un jour, il a décidé de toutes les revoir et parmi les premières, il est retombé sur une image de sa première amoureuse en train de dévaler un toboggan, une fille dont il ne se souvenait pas. Par la suite, il s’est rendu compte qu’il avait oublié la plupart des choses les plus importantes de sa vie et il s’est suicidé peu de temps après. Des années après, j’ai relu par hasard un ancien journal intime que je tenais, extrêmement répétitif et dénué de sens. Cela m’a beaucoup déprimé et je pense avoir eu une sorte de crise existentielle et l’écho de cette histoire m’est revenu. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de complètement modifier ma manière d’écrire, à vrai dire d’écrire vraiment, pour donner une forme à ma vie et la retenir.
Baudouin :
Dans ma vie l’art est une quête, mais je regrette qu’il ne soit pas encore à la hauteur d’une nécessité. Je me cogne encore trop souvent à d’autres nécessités qui interfèrent avec elle, je suis encore pris dans trop de questions qui m’empêchent d’être tout à fait sincère. En revanche, ce qui est absolument nécessaire à ma vie, ce sont tous les artistes que j’admire et qui m’ont changé, ému, déplacé. Beaucoup d’œuvres traversent ma vie et me nourrissent. J’aime plein d’artistes, aux époques, aux styles musicaux, picturaux, littéraires parfois très différents. Je pense qu’iels me permettent parfois d’être un petit peu meilleur, et surtout d’avoir une vie intérieure très forte. Iels me donnent des forces spécifiques, iels allument une petite lanterne. L’art est pour moi la richesse d’une vie nourrie, qui résonne avec d’autres vies.Je me souviens de la première fois que j’ai regardé une vidéo du danseur japonais Kazuo Ohno rendant hommage à la Argentina, célèbre danseuse de flamenco du XXème siècle. J’ai pleuré et j’ai compris quelque chose de la nécessité de vivre avec d’autres artistes en soi-même. C’est la plus belle manière de se souvenir. Comme une sorte de protestation joyeuse et silencieuse contre l’oubli, contre la perte.
Comment imaginez vous votre vie d’artiste en 2054 ?
Daphné : Ces jours-ci, nous commençons à travailler sur notre prochaine pièce dont je dois écrire le texte cet automne. Dans le carnet que j’ai commencé, j’ai écrit ce paragraphe qui pourrait répondre à votre question :
Aujourd’hui, j’ai découvert qu’une nouvelle intelligence artificielle avait été inventée, qui permet de créer des vidéos à partir d’une description de quelques mots. J’ai regardé les premiers essais et j’ai vu des personnes inventées discuter sur un marché au Kenya dans plus de cinquante ans . J’ai vu un drone filmer des chercheur d’or dans les canyons durant la conquête de l’Ouest. J’ai lu qu’on pourrait bientôt faire jouer les acteurices qu’on veut dans les histoires qu’on veut. Dans un mouvement réac et légitime – en pensant à mon métier d’artiste, j’ai pris peur et je me suis sentie comme une artisane du siècle dernier qui regarderait ses mains en comprenant que son métier est en train de disparaitre. Et puis, par instinct de survie cette fois, je me suis dit de manière un peu bête que je serai sauvée parce que je fais du théâtre, non seulement parce que le réel ne pourrait être généré artificiellement, mais aussi parce qu’il allait terriblement nous manquer, peut-être autant que cette chose qu’on a peu à peu perdu et qu’on appelait la Nature. Pour la même raison, je me suis dit que la réalité allait devenir un luxe. Je n’ai pas su si ce mot avait encore quelque chose à voir avec le métier d’artiste. Et puis je me suis endormie.
Baudouin : Le monde aura sans doute beaucoup changé, j’espère que moi aussi j’aurai changé ! En tout cas, j’espère trouver plus. J’espère trouver des formes qui reflètent et comprennent plus encore la réalité du monde dans lequel je vis, j’espère découvrir d’autres parties de moi qui me poussent à accepter le moins possible les vieilles conventions, chercher plus encore par moi-même. Par-dessus tout, j’espère toujours travailler avec Daphné !
Daphné : Moi aussi j’espère toujours travailler avec toi !
Et le TU en 2054 ? ?
Daphné et Baudouin : Il faut souhaiter que l’Etat puissent toujours financer son activité, qu’il garde son lien étroit avec l’Université, que l’idée même d’université n’ait pas disparue. Et quoiqu’il advienne entre ses murs, que les artistes y aient toujours leurs place et qu’iels puissent la prendre pour tout réinventer.
-> Propos recueillis en août 2024.
À voir
- Festival FAUVES
Évènement terminé
Maya Deren
Daphné Biiga Nwanak et Baudouin Woehl – Palabres palabres
Jeu. 10.10 – 20h30
Suite à une rupture amoureuse Véra se questionne sur sa façon de voir le monde.