Aller au contenu principal

Chère lectrice,

Lettre ouverte

«Chère lectrice,

Dans la performance que tu verras peut-être,  je parle d’un mec qui déteste les femmes, au point de vouloir les tuer.

Ce mec, que j’ai trouvé sur internet, a publié pléthore de vidéos (sur une chaîne youtube), de textes et de posts sur des forums de masculinistes, de musculation ou de jeu vidéo.

J’ai passé un temps considérable à lire et regarder et chercher et essayer de comprendre. Comme tu peux l’imaginer, c’était comme marcher en tongs dans un marécage. Et puis il a fallu écrire, la marche s’est transformé en randonnée avec sac à dos quechua et thermos de café.

J’ai une dizaine de versions du texte enregistrées dans mon ordinateur. Pendant l’écriture de ce texte, j’ai développé des stratégies pour pas lâcher.

L’une d’entre elles prend la forme d’un autocollant sur mon ordinateur.

C’est une phrase qui dit :

“Daily Prayer To Combat Impostor Syndrome: God Give Me The Confidence Of A Mediocre White Dude.”

Ou en français (et en traduction perso) :

« Prière quotidienne pour lutter contre le syndrome de l’imposteur : Seigneur, donne moi la confiance d’un mec blanc médiocre »

C’est Sarah Hagi, une autrice et journaliste racisée qui l’a tweetée en 2015. À chaque fois que j’ai douté, ragé, pas voulu, procrastiné, j’ai utilisé cette phrase comme un mantra (ou comme une barre de céréales énergétique). Alors chère lectrice, je me suis dit qu’à mon tour j’allais te la partager. Qu’elle te donne la même force qu’à moi dans tes moments de doutes, de rage et de procrastination. La force d’être plus sympa avec toi-même, après tout si tant de mecs sont capable de se frayer un chemin dans le monde sans se laisser tétaniser alors pourquoi pas nous ».

Marion Thomas

Qui es-TU Léa Vinette ?

Portrait

Rencontre avec Léa Vinette, danseuse et chorégraphe qui développe son travail depuis 2020 entre Nantes et Bruxelles. Son travail chorégraphique allie une physicalité viscérale et charnelle avec une écriture sensible. Plein feu sur sa nouvelle création Nos FEUX : un duo avec le danseur Ido Batash  dans l'imaginaire bouillonnant d'un volcan en éruption.

Elle, à Bruxelles. Nous, à Nantes. Entre les deux, une plateforme de visioconférence. Et surtout, Nos FEUX, la nouvelle création de Léa Vinette. Nous sommes en juin. Et la première est encore loin. Très loin même… Mars 2024. « Je sors de trois semaines de résidence et je suis dans une phase de digestion. Durant cette période, j’ai commencé à construire Nos FEUX de manière chronologique. Puis, j’ai décidé d’arrêter de procéder ainsi pour me concentrer de manière isolée sur des matériaux, des scènes… Travailler de manière chronologique faisait que le matériau ne se révélait pas suffisamment exploité ». Même si elle est naturellement en pleine phase de réflexion, la chorégraphe formée au Conservatoire de Nantes puis de Lyon sait parfaitement où elle va. Et surtout d’où elle part. Et ce même si l’origine de ses mondes dansés relève de l’accidentel. Pour Nox, sa première création, un article du Monde Diplomatique consacré à la pollution lumineuse. Pour Nos FEUX, Annette, le film de Leos Carax, et La Psychanalyse du feu, le livre de Gaston Bachelard, théoricien de la connaissance scientifique.

« J’ai ressenti une émotion très forte pendant la scène d’ouverture d’Annette. Elle m’a invitée à créer. Parallèlement, aux puces de Sainte-Croix à Nantes, j’avais acheté pour un euro La Psychanalyse du feu. J’ai senti une intuition forte que ce livre pourrait m’ouvrir un champ de création, comme un appel vers l’énergie du feu. Le livre de Bachelard réunit trois mondes qui m’attirent : la poésie, la chimie et la psychologie. ». Et cette deuxième création s’est aussi imposée rapidement sur la route de Léa Vinette. « Je voulais apprendre à devenir un peu plus chorégraphe. Nox est un solo où tout un aspect du travail chorégraphique n’a pas été exploré. Avec Nos FEUX, je franchis une nouvelle étape ».

Cette quête multiple se nourrit aussi par le travail des médiatiques volcanologues Katia et Maurice Krafft, les Cousteau de la lave.

« Attention, nous n’incarnons pas les Krafft. Mais deux figures cherchant leur voie, défendant des territoires et rencontrant, pendant leur périple, des personnages imaginaires. Ces deux figures sont constamment attirées par des éruptions émotionnelles, de danse… Ces événements les surprennent. Et sur leur chemin, elles découvrent une matière rouge et bien réelle au plateau. De ce chaos, ces deux créatures renaissent à nouveau. Nos FEUX déploie ce qui bouillonne à l’intérieur de ces corps : du désir, des pulsions, des chansons, de la lave… ». À l’autre bout de l’écran, celle qui est entrée dans la danse dès l’âge de 4 ans à l’école de musique de Rezé ne perd jamais le fil de sa recherche et cherche rarement ses mots. Mais pourquoi parler de figures ? Du tac au tac, Léa Vinette enchaîne : « Oui, nous ne savons pas si ce sont vraiment des personnages, des hommes, des femmes, des animaux… Dans leur monde, il n’existe pas de logique réelle. Je ne voulais pas enfermer ces deux figures dans une relation de couple, de frère et soeur, de parents et d’enfant… J’ai ce désir de créer un être non genré. L’important, ce sont les émotions, les transformations, la quête… Par contre, il était évident que pour m’accompagner, je voulais un homme. Pour que nous soyons tous les deux malléables. Pour que nous explorions ensemble le féminin, le masculin ». Alors oui, Nos FEUX, ce sont ceux de Léa Vinette. Mais au regard de sa prose combat et de ce que la chorégraphe veut déverser sur scène, ce sont aussi les nôtres.

→ Propos recueillis par Arnaud Bénureau en juin 2024.

En création avec Maryne Lanaro

Interview

Directrice artistique du collectif Le Grand Dehors, un collectif de création en espace public, Maryne Lanaro est artiste compagnonne du TU pour la saison 23/24.
Du au 26 février au 1er mars 2024, elle était au TU pour un laboratoire de recherche qui à permis à des étudiant·es de découvrir et de s’immerger dans son processus de création.
Elle sera présente à Bain Public à Saint Nazaire le 15 mars pour présenter une étape de recherche de Metamortem, une création autour des rituels funéraires.

Quelles sont tes envies artistiques pour 2024 ?

Pour 2024, je voudrais finir la création de Metamortem qui dure depuis maintenant 3 ans ! J’ai choisi un processus long, et je me suis rendue compte que grâce ou à cause, je ne sais pas encore, c’est devenu une œuvre fleuve autour des thématiques de la disparition, du rituel et des communs. En 2024, ce sera l’accouchement des rivières et de ce fleuve ! Je prépare une œuvre rivière du nom de : AUTEL DE VILLE. Une œuvre en espace public qui a comme volonté de remettre le sujet de la mort au cœur de la cité.  Entre déambulation et rituel on suivra une femme qui retrace l’histoire d’une humanité avec un grand et un petit H dans son rapport à la mort. Un mausolée en espace public. Un spectacle invitant à une  méta-cérémonie. Cérémonie de toutes les cérémonies de nos disparu.e.s, de notre environnement. Et un travail sur la fête des morts ritualisé à l’échelle d’un quartier.

Quelle question aimerais-tu que l’on te pose ? 

Pourquoi raconter des histoires de mort ?

Et ta réponse ? 

La vérité sort de la bouche des histoires, l’exactitude de celles des idiots. Je me demande comment raconter des histoires quand la nuit tombe. Parce que quand la nuit tombe, on attend désespérément une histoire pour nous aider à la traverser. Celle-ci et celles à venir. Quoi de mieux qu’utiliser un artisanat de récit. Être au seuil et accompagner. Je raconte des histoires de mort pour me rapprocher  des vivants. Peut être …! 

Un moment artistique qui t’as marqué ? 

Récemment j’ai été voir À ne pas rater, qui est un spectacle de la Cie La Vaste Entreprise qui parle de la FOMO (NDLR : Fear of Missing Out en français peur de manquer quelque chose), la peur de louper un moment, dans une époque ou on est constamment en train de voir ce que font les autres. Ça interroge aussi notre consommation de spectacles et notre besoin d’exploits, de spectaculaire. Ça questionne aussi toute la place sociétaire qu’occupe le théâtre et c’était un régal ! J’ai vu ce spectacle avec des scientifiques avec lesquels je travaille qui ne vont jamais au théâtre et c’était vraiment un merveilleux moment de sensibilisation aux artefacts du théâtre. Les quinze premières minutes il ne se passe rien puis deux comédiens arrivent et disent “Voilà, on va passer une heure tous ensemble ici. Vous êtes là mais vous auriez pu choisir de ne pas l’être. Alors vous auriez été ou ? Et pourquoi avoir choisi d'être ici ?” C'était un de ces spectacles qui stoppe le temps et remettent nos existences en consciences collectives et intimes. À voir, oui !

"dSimon" de Simon Senn, ou peut-être l'inverse

dSimon de Simon Senn et Tammara Leites vu par Simon Gérard

Aux côtés de la chercheuse Tammara Leites, Senn crée une intelligence artificielle nourrie de ses propres données personnelles – emails, notes personnelles, textes théoriques, résumés de ses créations… À sa naissance, l’IA se baptise elle-même : elle est dSimon – un Simon digital. Ainsi débute une plongée vertigineuse dans et autour des pensées d’une machine qui apprend, évolue, réfléchit et se réfléchit avec une humanité désarmante.

Simon Senn réactive dans dSimon un protocole scénique similaire à sa pièce précédente : une performance-conférence intimiste, illustrée, subtilement interactive. Le public est captivé – car il s’agit de ne pas perdre un seul mot, une seule idée de cette exploration dans laquelle Senn se perd corps et âme.

Là réside toute la force de dSimon, qui explique que l’on ne s’ennuie pas devant cette conférence aux allures de Ted talk. On n’est ni dans la science pure, ni dans un traité de bioéthique, ni dans un pamphlet politique. On est dans le flou, dans l’indécision, dans le questionnement. Le public est perdu dans les interrogations morales et philosophique qui affleurent sur scène à mesure que Senn et Leites, un peu moins perdu.e.s que nous, nous guident dans ce labyrinthe post-humain.

Pourquoi l’avatar de Simon tient il des propos racistes, xénophobes et profondément hétéronormés ? Comment a-t-il pu prévoir des évènements et des situations avec une précision déroutante ? Jusqu’où peut aller l’impact de cette AI dans la vie de l’artiste dont il est avatar ? Jusqu’où peut aller l’autonomie de ces non-êtres, quand on voit que dSimon est capable d’établir un dialogue captivant et effrayant d’honnêteté avec un Elon Musk artificiel ? On est tellement perdus par ces questionnements que l’on finit même par s’interroger : pourquoi ne pas poser la question à l’intéressé ? Alors Simon questionne dSimon, le prend à parti, l’interroge. Les réponses sont forcément vertigineuses.

Il est rare de ressentir autant, en tant que spectateur, l’engagement d’un artiste dans sa création. C’est ici le cas : Simon Senn joue avec sa vie, son existence. Il défie son intégrité physique et intellectuelle. Il y adjoint des enjeux politiques, juridiques, éthiques. Il est son propre cobaye. On ne peut que l’en remercier.

→Critique parue dans Toute la culture, oct. 2021

 

En création avec Élise Lerat

Interview

Élise Lerat se forme en danse contemporaine au Cndc - Centre national de danse contemporaine d’Angers et à la Folkwang-Hochschüle en Allemagne. En 2010, elle fonde à Nantes le Collectif Allogène, un espace de recherche artistique dédié à la production et à la diffusion d'oeuvres chorégraphiques et de films. En tant que chorégraphe, elle se dirige vers la recherche et développe son univers et sa gestuelle à travers des projets chorégraphiques et vidéo.

Quelle place prend la musique dans « Rêve et Ivresse » ?

La musique, la « matière sonore » est un des vecteurs essentiels dans mes spectacles, une couche dramaturgique qui vient embarquer le spectateur et créer de l’imaginaire. Elle éveille les perceptions, elle donne du relief aux images et aux récits qui se créent sur le plateau. La musique vient étayer la pièce, comme la lumière, la scénographie.

Comment est né le désir de ce spectacle ?

C’est un élan qui se produit et qui provoque le désir de créer un spectacle. Je pourrais dire que c’est de l’ordre de l’organique, une sensation physique, viscérale, mon rapport au monde et à l’humain qui vient cristalliser en moi l’élan de mettre en scène les corps et de créer des fictions. Mes lectures viennent m’accompagner tout au long de la création.

Qu’est-ce qui évolue depuis la création de ton premier spectacle ?

C’est très ambivalent car je pourrais dire tout et rien. Ma première pièce était un solo que j’interprétais, la pièce dernièrement créée est une pièce pour cinq artistes sur le plateau et j’étais à l’extérieur. À priori le contexte même du spectacle n’a rien à voir, et pourtant chaque pièce est liée malgré tout. Mon rapport au mouvement, au corps, et quand je parle de corps, j’intègre, l’esprit bien sûr, évolue et grandit. Je crois que j’accorde une place plus grande aux rituels quand je suis en création.

Quelle place prenait l’art dans ta jeunesse ?

Le cinéma a toujours été présent dans ma jeunesse, cela a été très touchant, marquant pour moi. Comme peut le suggérer le philosophe Jacques Rancière, le cinéma et la danse sont les deux grands arts du mouvement. J’ai cette nécessité que le corps soit assez central.

Mais je pense que j’aurais pu créer de manière différente avec d’autres matières, la sculpture (qui m’a toujours fascinée), l’écriture au sens littéraire… Peut-être pour plus tard qui sait ?

Je pense que l’élan de création est présent depuis longtemps, d’ailleurs c’est la profondeur du vivant et le jeu. Comme chez les enfants en général.

→ Propos recueillis en juin 2023

De l’autre côté du vivarium

Sirènes de la cie 52 hertz vu par Anne-Laure Thumerel

Un décor de parc d’attraction pour animaux aquatiques est installé. Une des performeuse, nue comme dans un vestiaire de piscine ou comme un poisson dans l’eau, c’est-à-dire dans un nu « naturel », adéquat et cohérent avec son milieu, volontairement insignifiant, le regard vide (dans lequel on pourrait quand même lire un soupçon de tristesse et d’étonnement), sa queue de sirène en serviette de bain autour du cou vient allumer une enceinte bluetooth diffusant une fausse émission France Culture sur le mythe de la sirène; soyons claire : un baragouin jargonnant (et hilarant) de spécialistes qui se posent en maîtres et possesseurs de la nature et, ce faisant, en pourvoyeurs de culture, régurgitant inlassablement les mêmes récits et concepts rebattus. Deux autres performeuses accourent, elles aussi nues-degré-zéro, pour enfiler leur queue de poisson et prendre place au sein du vivarium.

Toutes trois entravent la mobilité de leurs jambes (elles se déplaceront désormais sur leurs mains) et commencent à vivre leur vie de mammifère de zoo : attendre, voir passer quelque chose, se mettre au soleil, chasser les mouches, se frotter, recevoir la nourriture lancée par les humains et déprimer. Leurs déambulations ne sont jamais gratuites et témoignent d’une vie intérieure riche, nourrie d’objectifs clairs, même s’ils sont improductifs. Nous sommes laissé·e·s à notre esprit voyeur de visiteur·rice de zoo à tenter de trouver des intentions et des récits anthropomorphes à leurs glissades radicalement étranges jusqu’à ressentir un premier vertige : celui de réaliser combien le mythe de la sirène est celui d’un corps de femme ridiculement empêché par son hybridation animale (on aurait pu penser à une hybridation animale moins sclérosante, qui augmente la rapidité ou l’agilité…), combien il apparaît aussi désagréable de faire glisser son corps dans une queue de poisson que dans un jeans serré (il faut souffrir pour être belle, parole de sirènes) , et surtout combien il apparaît difficile de des-érotiser et d’échapper au vortex de discours et d’imaginaires qui collent à la peau des corps féminins, qu’ils soient normés ou non. Elles laissent la scène durer le temps que le vertige se transforme en une question plus sourde : qu’est-ce qui se raconte réellement quand on voit une femme aux jambes atrophiées par une queue de poisson ?



Tandis que la scène dure, on quitte la question du nu en surface et on fend la première barrière de récits moribonds. Le parc d’attraction devient vite atelier de dissection mythologique au scalpel barthésien et les trois actrices sont sidérantes à l’exercice. Elles réussissent à imposer leur corps comme matière, comme objet métamorphique et parlant, comme outil politique de court-circuitage de l’argutie, pour nous plonger en quelques coups de nageoires dans le grand bain des déficient•es au logos selon la pensée fondatrice de la culture occidentale. Les animaux, les femmes, les enfants, les esclaves qui, toujours selon ce drôle d’Aristote, émettent des bruits voire des chants, évoluent en cohérence avec leur milieu mais dont la ratio est invalide contrairement à celle de l’homme libre qui se distingue du reste du vivant par sa faculté supérieure à formuler des choses et qui se retrouve fatalement en charge de guider, structurer, rationaliser et administrer le reste du monde. Autoproclamé seul détenteur du pouvoir de formulation, l’homme blanc fait alors de son histoire l’Histoire et formule et fantasme les récits des autres et du vivant depuis son point de vue. Parqué, muséifié, enclosé, dressé, capturé, exploité, possédé, mis-en-scène, mis-en-réserve, le vivant naturel, sauvage, humain ou non-humain, sera privé de sa vie propre pour servir ses intérêts. Le triste spectacle des silencié.e.s de l’Histoire tend à s’imposer au travers de ces corps de femme-poisson sans voix évoluant dans leur « réserve », condamnées à la monstration, privées des eaux profondes et des larges espaces pour être contenues dans le cadre abrutissant et infantilisant d’une aire de jeu en plastique, à subir la marchandisation de son corps et la mystification de son existence au profit d’une histoire qui n’est pas la sienne.
 




Une musique entraînante et des lumières colorées nous arrachent (faussement) à la torpeur par la rire: c’est l’heure du show d’otaries. Nos trois sirènes s’agitent et réalisent des acrobaties et parades auxquelles sont soumises les créatures considérées comme « sauvages » à des fins de divertissements pour les sociétés dites « civilisées ». Elles posent, « font les belles » (comme on dirait à un chien de « faire le beau »), saluent frénétiquement de la main-nageoire. Elles donnent le spectacle de la nature contenue, de la puissance tronquée, de l’anthropomorphisme rassurant, fruits d’une capture et d’un dressage qui n’a d’autre fonction que de célébrer la puissance du colonisateur du vivant. C’est à la fois drôle et triste à pleurer, nous sommes tétanisés de l’autre côté du quatrième-mur de l’aquarium. Un deuxième vertige : comment avons nous pu en arriver là ?

La dernière partie du spectacle semble vouloir y répondre, mais a plus de mal à relever ce défi -  comment ne pas, il est trop énorme. Tandis qu’elles moquent le logos humain réduit à du small talk de visiteur-consommateur de zoo (« Carole, t’as pas oublié les bouteilles d’eau pour les enfants ? ») dans un geste carnavalesque où le raffiné, le cultivé, l’éduqué devient brute, odieux et ridicule, elles investissent des formes de récits non logocentré : le mime, le bruitage, le clown et entament par association d’image, par capillarité, le récit bouffon de l’invention de la binarité nature-culture, de la colonisation de l’homme blanc par faits d’armes et de culture, de l’élimination du sauvage, sa mise en cage, sa reformation fantasmée dans les imaginaires dominants, du devenir des vies prédatées qui modifient leur comportement et leur relation au milieu pour survivre. Nous entrons dans une phase de récit-panier ou récit-panique : c’est flou, c’est confus, ça manque de précision mais c’est drôle. Les trois corps muent, libérés par le récit ; la queue de poisson disparaît. Bientôt, il n’y a plus rien qui entrave le mouvement ; le corps s’est remembré, a retrouvé sa puissance, son aisance, sa liberté.

Tandis qu’elles ont perdu leur queue, les sirènes arborent désormais une tête de poisson et viennent proclamer au nom de tout le non-humain une sorte de manifeste du vivant : elles annoncent qu’elles ne sont ni des monstres, ni une chaire exploitable, ni un mythe qui sert à rendre naturelle et belle la vision d’un monde déjà mort. L’heure est venue  pour elles de partir, de mettre fin à leur vie-spectacle, et de se remettre en liberté en plongeant « dans le grand bain », celui du monde d’après, qui promet de grands espaces mais surtout de grands possibles. Elles s’éloignent au lointain, ouvrant l’espace scénique comme s’il y avait toujours eu un double-fond caché par le spectacle, mais dans lequel notre imaginaire ne s’était pas encore engouffré avant qu’elles ne nous y entraînent, toujours nues-sans-en-faire-cas, comme les pionnières d’une nouvelle mythologie, porteuse de récits féconds, souhaitables, vivables.

Critique parue dans Détectives Sauvages : vers la jeune création, avril 2023

Je(u), set et Match

Interview

D’un côté, Marion Solange-Malenfant à l’écriture. De l’autre, Clément Pascaud à la conception, mise en scène et au jeu. Et au centre, Serena Williams, déesse de la petite balle jaune et figure ayant dépassé depuis longtemps les frontières de son sport. Pour Serena, rencontre sous forme de double mixte.

Avant ce projet, qu’évoquait pour toi Serena Williams ?
Marion Solange-Malenfant : Une figure sportive que je connaissais ; mais que je connaissais mal. Clairement, c’est Clément qui me l’a faite rencontrer.

Le tennis est un sport de mouvement. Ton écriture s’est-elle inscrite dans cette dynamique ?
Je suis partie en considérant la pièce comme un match de tennis. Dans le texte, il y a deux prologues – Entrée sur le cours et L’échauffement, deux sets à jouer et la remise des trophées. Je l’ai vraiment écrit ainsi en toute liberté.

Malgré cette liberté, avais-tu des consignes d’écriture de la part de Clément Pascaud ?
Elles étaient assez simples. C’était un solo. Je devais commencer mon récit par « Bonjour, je m’appelle Clément. » Ensuite, nous nous sommes mis d’accord pour que le début de la pièce prenne des allures de conférence pour doucement glisser vers le monde des souvenirs personnels. Pour écrire, je me suis focalisée sur deux solitudes. Celle de Clément et celle de Serena. 

Lorsque l’on s’attaque à une figure populaire comme Serena Williams, ressent-on une certaine forme de pression?
Je n’avais aucun complexe face à elle. Je sentais que je pouvais écrire sur elle. Par contre, cela m’a été plus compliqué du côté de Clément. Comment écrire son autofiction sans être lui ? J’avais peur de la trahir. Puis j’ai compris que cette petite trahison amènerait la fiction nécessaire au théâtre.

Qu’as-tu appris sur Serena Williams en travaillant sur cette pièce ?
Sa manière dont elle rebondit à chaque fois. Cette force de caractère de revenir toujours plus fort. J’ai aimé creuser ses côtés les plus lose afin de ne pas me focaliser sur le rêve américain.

Et inversement, qu’as-tu appris sur Clément ?
Sa pudeur, sa joie de vivre, sa générosité… Ça m’a fait du bien de bosser pour lui.



Pourquoi cette pièce s’appelle Serena et non Serena Williams ?
Clément Pascaud : Pour une raison très simple : Serena Williams est une marque. Alors que Serena, c’est un prénom que l’on peut utiliser. Et puis, elle a su dépasser son nom de famille. Tout le monde dit Serena. Comme tout le monde dit Rafa pour Rafael Nadal. Et pour moi, c’était une évidence. Dès le début de ce projet, je l’appelle Serena.

En quoi, Serena est un modèle pour toi ?
Tout cela relève de ma passion extrême. À 12/13 ans, ce modèle m’a sauvé. En juin 2022, à un moment de ma carrière où j’étais perdu ; elle est revenue me sauver une nouvelle fois. La boucle était bouclée.

As-tu donné des consignes d’écriture à Marion ?
Lorsque l’on fait une commande d’écriture, il est impossible de donner des consignes. Enfin, je le vois ainsi. Par contre, je ne voulais pas qu’il y ait un sentiment de revanche dans le texte. Je souhaitais qu’il soit plein d’espoir. Et je ne voulais pas jouer un ado sur scène. L’action ne se déroule pas en 2002 lorsque je rencontre Serena ; mais bien aujourd’hui. Ce personnage ne pouvait être incarné que par moi. Le personnage, c’est Clément Pascaud.

De qui apprend-on le plus à l’issue de la pièce ?
C’est une question compliquée. J’avais la volonté d’un texte très subtil et que le connaisseur de tennis s’approche du mythe et prenne son pied. Serena n’est pas un faire-valoir mal géré. Du point de vue de Serena Williams, du tennis, c’est très complet. En parallèle, c’est un spectacle qui lutte contre tous les préjugés : sur les sportifs, sur Serena Williams, sur l’homosexualité… Et Marion a su faire de Serena une figure artistique.

Ressens-tu une certaine forme de pression en t’attaquant malgré tout à un tel mythe ? 
Depuis un an, je ne vis que pour Serena. Forcément, je ne vais pas jouer le match avant. En tous les cas, Serena m’a réconcilié avec beaucoup de choses. Créer est un acte difficile. Il peut nous mettre dans un état de doutes. Et Serena, le mythe, a su m’apaiser, me donner confiance tout comme l’écriture de Marion.

 

Propos recueillis par Arnaud Bénureau en juin 2023

En création avec Sylvain Riéjou

Interview

Sylvain Riejou explore des chemins chorégraphiques sur deux espaces, l’espace réel du plateau et l’espace virtuel de la vidéo, à travers des mises en scènes ludiques de ses questionnements intimes. Avec sa nouvelle création, c’est le cinéma tout entier qui bascule sur scène et dans la danse pour mettre en mouvement les rencontres amoureuses et le rapport aux corps sensuels.

 

Qu’est-ce qui a évolué depuis ta première création ?

La vidéo qui était omniprésente dans mon premier solo s’est fait plus discrète dans le deuxième pour disparaître complètement dans cette troisième pièce. Elle a été mon partenaire de jeu pendant longtemps mais je sentais qu’il fallait la laisser de côté pour faire évoluer mon rapport au plateau, à la danse, à la dramaturgie. Pour la première fois, je convoque d’autres danseur·se·s, un homme et deux femmes, pour partager la scène avec moi. Cela me semblait indispensable pour questionner la figure du duo d’amour et le pouvoir qu’à la danse de générer de la sensualité entre les corps.

Je badine avec l’amour (parce que tous les hommes sont si imparfaits et si affreux) C’est quoi ce titre ?

Ce titre fait référence à la pièce d’Alfred de Musset On ne badine pas avec l’amour. J’ai retiré la négation car je voulais justement m’amuser avec la figure de l’amour romantique. J’ai mis la phrase à la première personne du singulier car je voulais donner mon point de vue en tant qu’homme homosexuel qui a construit sa vision de l’amour dans les années 80-90, à travers des films qui exposent des relations hétérosexuelles très normées. Pour le sous-titre, j’ai simplement accolé le début et la fin de la citation la plus connue tirée de cette pièce de théâtre : " Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuse, vaniteuses, curieuses et dépravées (…) mais s’il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de  de ces êtres si imparfaits et si affreux ".

Quelle place prenait l’art dans ta jeunesse ?

Ça dépend de ce que l’on appelle « art ». J’ai grandi dans une famille où nous écoutions des musiques, lisions des livres ou regardions des films dits populaires, souvent considérés comme du divertissement et non comme de l’art. Vaste débat… Ce que je peux dire, c’est que pendant mon enfance et mon adolescence, je n’allais pas au théâtre, je ne voyais pas d’expos et je ne regardais pas de films d’art et d’essai. J’ai découvert cela plus tard, quand je suis entré à la fac. À cette époque, l’art a pris une place centrale dans ma vie, c’est devenu quasiment obsessionnel. J’avais une soif insatiable de découvrir de nouvelles formes d’expressions artistiques.

De quelle manière l’époque t’inspire ?

Elle m’inspire parce que j’en fait partie. Le travail d’un·e artiste est indissociable de l’époque dans laquelle il·elle vit. J’aime traiter de choses intemporelles comme l’amour, les rapports de pouvoirs ou la spiritualité mais aussi de thèmes qui sont au coeur de l’actualité comme la place de l’homosexualité, les questions de genre ou le féminisme. J’espère qu’un jour ces questions ne seront plus des questions car l’égalité des droits sera acquise.

→ Propos recueillis en juin 2023

En création avec Laurent Cebe

Interview

Le travail de Laurent Cebe s’articule entre création chorégraphique et pratique du dessin. Depuis 2020, le chorégraphe nantais, en complicité étroite avec le TU, se lance dans un projet au long cours qui articule une recherche sur les liens entre danse et arts visuels, une création avec les habitant·es du quartier Nantes Nord et la création de 6 solis, matières du spectacle MOCHE, créé au TU dans le cadre du festival Trajectoires.

«Moche», c’est quoi ce titre ?

C’est un titre drôle mais aussi politique, un peu manifeste et qui vient parler de ma démarche de chorégraphe. Certains passages d’un super livre de Alice Pfeiffer Le Goût du Moche pourraient très bien traduire ou décrire ce qui peut m’intéresser en nommant ce projet ainsi.Il permet d’instaurer un dialogue avec le.la spectateur·ice autour des enjeux esthétiques de la danse, d’aborder des sujets de société actuels sur la représentation des corps, du travail. De se poser la question collectivement de qui décide le beau et de pourquoi c’est important de le questionner. Dans cette pièce, on ne choisit pas de jouer à être moche ou d’en faire du second degré. L’idée c’est d'explorer des zones très fines de décalage et de travailler avec les accidents, les imperfections, les attentes en faisant le pari que cela nous relie, spectateur·ices et danseur·euses.

Comment travailles-tu ?

Je travaille avec l’idée qu’il n’y aura jamais de première représentation, imaginant que nous proposons une création qui s’accomplit, commence dans la relation avec celui ou celle qui la regarde. La forme collective de MOCHE sera créée en quinze jours et rassemblera six danseur·euses, un musicien et un régisseur. En vérité, le processus de travail a été beaucoup plus long. Le projet MOCHE a commencé en 2021 et s’est articulé autour de la création d’un solo pour chacun·e des danseur·euses. À travers la création d’une pièce graphique et chorégraphique, j’ai invité chacun·e des interprètes à réaliser un dessin de 5x7 mètres présent lors des représentations pour trouver sa propre gestuelle et définir ce qu’il·elle souhaite partager avec les spectateur·ices. Chaque solo a ensuite été diffusé, les interprètes jouant leur partition dans des contextes différents, entre cinq et dix représentations. C’est fort de cette expérience que la création collective commence. Fort de l’expérience que chacun·e des danseur·euses a accumulé depuis 2021. Nous allons nous transmettre nos danses, apprendre de l’autre, de son expérience, de sa singularité et tenter d’en faire quelque chose de commun et de puissant. Le dessin, quant à lui, passera du format de 5x7 mètres à 30x7 mètres. Les spectateurs seront assis autour.

Qu’est ce qui évolue depuis la création de ton premier spectacle ?

J’ai le sentiment de m’affirmer tout en ayant les mêmes préoccupations. Avec MOCHE c’est la première fois que je créé sans autre idée que de proposer à des interprètes un processus qui associe le dessin. C’est la première fois que j’associe autant un musicien dans une création, à tel point qu’il en devient tout autant l’auteur. J’ai envie d’assumer plus fort mon envie d’une forme performative puissante et émotionnelle simple et sans trop d’artifice autour des corps dansants devant des spectateurs partageant de l’intime, de l’imaginaire et des sensations.  Ce qui n’a pas changé c’est mon désir d’explorer une forme de sincérité du geste. De vouloir créer du dialogue et de ne pas craindre la légèreté, de l’absurde, de l’abstrait. Mon intérêt aussi pour des formes spectaculaires intermédias, c’est-à-dire qui associent d’autres champs tel que les arts visuels, graphiques, la musique comme des éléments tout aussi importants que le geste dansé.  

→ Propos recueillis en juin 2023

En création avec Simon Gauchet

Interview

Simon Gauchet est metteur en scène et plasticien, il dirige l’École Parallèle Imaginaire : un lieu nomade de transmission, d’expérimentation et de production, qui créé des projets dans des théâtres, des musées ou dans l’espace public qui questionnent nos capacités d’imagination, nos rituels collectifs et nos territoires.

Comment est né le désir de ce spectacle ?

Le désir de ce spectacle est né de deux événements : la rencontre avec l’écrivain et spéléologue Martin Mongin, et également le fait de recevoir par la poste un article écrit en 1989 par une journaliste française. Dans cet article, elle décrit sa rencontre avec deux anthropologues et sociologues allemands Dietmar Kamper et Ulrich Sonneman, professeurs à la Freie Universität de Berlin. En compagnie d’une trentaine de chercheur·ses, ils s’apprêtent à mener une expédition à la recherche de l’Atlantide parce qu’ils considèrent que l’engloutissement du continent disparu serait la « catastrophe initiale », la catastrophe qui fonde notre rapport la catastrophe. Ils pensent que tant que l’humanité n’aura pas retrouvé les traces de cette catastrophe première, elle sera tentée de la reproduire, d’organiser son engloutissement, comme le retour d’un refoulé enfoui dans notre inconscient collectif. L’article s’arrête quelques semaines avant leur départ. Avec l'écrivain et auteur du spectacle, Martin Mongin nous avons commencé à enquêter sur ce qu’était devenue cette expédition.
 

Comment travaillez-vous ?

Nous avons mené avec chaque personne de l’équipe des « immersions », des temps d’explorations de territoires aux limites de notre imagination, des lieux touchés par la question de l’engloutissement. Nous avons arpenté les grottes marines du cap Fréhel, mais aussi la baie du Mont Saint-Michel, pour avoir une sensation de cette mer qui se retire très loin et dévoile ce qui nous était caché. Nous avons exploré la lande de Saint-Just et dormi non loin de ses mégalithes, puis la rade de Lorient, nous avons plongé au large de l’île de Santorin, marché dans la plaine de la Crau. C’était une façon de nourrir la dramaturgie du spectacle en conviant sur scène les territoires que nous avons arpentés, ces endroits qui portent en eux une mémoire, les traces d’un passé lointain. C’est également une manière de faire de la dramaturgie avec nos pieds en marchant dans les rochers. Ces immersions sont aussi une façon d’inviter tous mes collaboteur·ices à se fabriquer une intelligence de la pièce, à vivre le processus de création comme une expédition, avec ses péripéties et ses imprévus parce que le réel fabrique en permanence de la fiction.

De quelle manière l’époque t’inspire ?

Je ne sais pas si elle m’inspire car je pense qu’elle me constitue. Elle imbibe nos corps, nos pensées, dés lors impossible de la considérer comme un sujet extérieur. On peut toutefois entrer en dialogue avec elle, avec soi, regarder d’autres époques en miroir. J’ai l’impression de vivre une époque à la fois tragique et passionnante, parce qu’on traverse un moment d’entredeux mondes.

 

→ Propos recueillis en juin 2023.