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Création à voir

Écrire le regard

Par Thibaud Croisy

Arts et Essais

Quand j’ai commencé à faire de la mise en scène, j’étais aux prises avec un désir un peu fou. Je voulais écrire le regard. La trajectoire des voix, des corps, mais aussi celle des yeux. Je voulais que les acteurs puissent savoir où regarder, qu’ils soient en confiance avec leurs yeux.

Au cinéma, on regarde généralement son partenaire et on parle. Au théâtre, on peut faire d’autres choses. Un acteur peut parler à un autre en regardant le public, la scène, les cintres, les volumes, les ombres. On peut aussi regarder le vide. On peut aussi regarder rien.

Un soir, à la sortie de L’Homosexuel..., une spectatrice m’a dit à propos des acteurs : « C’est drôle, ils ne se regardent presque pas ! ». Ce qui est faux bien sûr, car il y a des scènes où ils se dévisagent justement, où ils plantent leurs yeux les uns dans les autres, mais il y a aussi, c’est vrai, des moments où ils regardent ailleurs. Pour moi, le théâtre est un lieu où l’on peut parler autrement – pas comme dans la vie ou dans la tradition réaliste du quatrième mur. Au théâtre, un acteur peut parler à un partenaire absent. Dire une chose très faiblement à celui qui est à l’autre bout de la scène, et qui l’entendra. Cela permet de tordre les lois de la physique et d’introduire une forme de magie, de merveilleux, de « mentalisme » si j’ose dire, car en ne regardant pas directement celui à qui on parle, on le donne à voir comme le fruit de son imagination (et peut-être que le destinataire de la parole n’est jamais que cela, au fond).

Déconnecter l’œil de la bouche permet aussi d’impliquer un espace, une matière, un corps inattendu dans ce que l’on dit. Par exemple, parler à son partenaire tout en regardant le public permet de regarder ce partenaire à plusieurs, c’est-à-dire de plonger ses yeux dans ceux des spectateurs et de faire passer son regard à travers une multitude d’autres yeux pour atteindre enfin celui qui se trouvait juste à côté de nous. C’est un détour. Un chemin. Un passage qui permet de tout voir et de tout faire voir en même temps : soi, le public, l’autre. Comme dans un miroir aux multiples facettes.

Quand les acteurs parlent sans se regarder les uns les autres, on se demande encore à qui ils s’adressent. Mystère. Ils donnent le sentiment de ne plus être des personnages mais des esprits, des voix. D’être traversés par des mots, comme si des paroles s’échappaient d’eux, un peu comme celles qui sont sorties de l’auteur, en écrivant.

Mais que peut donc bien regarder Jacques Pieiller (Pouchkine) quand il est à jardin, face au rectangle noir, et qu’il regarde légèrement à côté d’Emmanuelle Lafon (Garbo), à l’autre bout du plateau ? Est-ce qu’il regarde derrière lui ? C’est-à-dire le chemin que le Général a fait avant d’arriver là ? Est-ce qu’il regarde son passé ? Sa vie ? Mais laquelle ? Celle de Pouchkine ? Celle de Jacques, qu’il entrapercevrait synthétisée, comme dans un éclat ? Je ne sais pas. Je ne le lui ai jamais demandé. J’avoue que j’aime retrouver les points par lesquels passent les yeux des acteurs mais je ne cherche pas à savoir ce qu’ils voient. C’est leur histoire. Pas la mienne.

Un dernier exemple. À un moment de la pièce de Copi, un traîneau arrive. On pourrait très bien se retourner vers la coulisse et dire : « Tiens, v’là le traîneau ! ». Mais non, je crois qu’il est important que le traîneau arrive par un endroit non réaliste, depuis la salle, et qu’on puisse voir le théâtre en train de se faire : le regard de l’acteur qui se modifie imperceptiblement et fait apparaître un monde, un événement. C’est la pupille qui joue. Le visage. Et alors, les rôles s’inversent : ce n’est plus la scène mais la salle qui devient une surface de projection pour les comédiens et nous, spectateurs, nous nous sentons envahis par cela, recouverts par leur rêve, porteurs d’une image qu’on ne connaissait pas et que les artistes nous révèlent dans ce face-à-face silencieux.

Le regard est une interface. Un seuil qui nous pénètre mais qui est aussi à pénétrer. C’est pour ça qu’à la fin, on ne sait plus ce qu’il y a derrière les yeux. Qui regarde ? Le personnage ? L’acteur ? Les deux ? Et par quoi ces regards sont-ils pénétrés ? Par l’auteur ? Par ses mots ? Ou bien alors par vous ? Par moi ? Par le temps ? Par rien ? Par autre chose.