Aller au contenu principal

Dreams are my reality

Dossier du journal 04

Comment créer aujourd'hui avec la réalité politique et sociétale qui envahit l'espace intime et collectif ?
Si les regards d'artistes sont avant tout ceux d'individus, personnellement percutés par le monde auquel ils et elles appartiennent, comment le réel pénètre-t-il les spectacles ? Et pourquoi choisir de lui laisser cette place de choix dans la création ?

Quatre artistes, venu·es du théâtre ou de la danse, dont nous découvrirons les créations au TU cette saison, témoignent des approches du réel très différentes. Avec Je m'en vais mais l'État demeure, Hugues Duchêne taille un « spectacle en expansion » sur l'hyper-actualité politique, Mina Kavani partage son expérience intime de l'exil dans I'm deranged, Magrit Coulon nous place face aux résident·es des Home, les maisons de retraite belges et Marcela Santander Corvalán « jette des antidotes pour la fin du monde » dans sa pièce chorégraphique Bocas de Oro. Méthodes, points de vue et sensations : chacun sa réalité.

Comment on crée à partir du présent ?

Hugues | Notre démarche n'est pas plus surprenante que celle des Guignols de l'info ! On ouvre le journal, on regarde ce qui se passe, si on est en tournée à Châtellerault, on trouve les noms des candidat·es aux municipales, on les appelle, on leur dit « on veut vous rencontrer », on leur pose tous la même question, et on dit « on va faire des scènes à la fin de notre pièce de théâtre sur vous, on va reproduire sur scène ce que vous nous direz ». Et après on essaie d'être fidèles, mais comme c'est du théâtre on devient toujours un peu caricatural, et ça crée de la théâtralité. De toute façon le théâtre enlève du réel, alors que c'est l'art le plus réel qui soit.

Marcela | Mon travail se situe dans une temporalité beaucoup plus longue, qui est à la fois le présent – j'ai toujours le désir de comprendre le présent – et un mythe pré-colombien très ancien dont je pars.

Mina | Je pense que lorsqu'on vit dans un pays en dictature, petit à petit le cerveau commence à s'éloigner de la réalité, et sans s'en rendre compte on va vers une espèce de schizophrénie, juste pour pouvoir s'imaginer ailleurs et pour pouvoir supporter la réalité. On préfère vivre dans l'imaginaire. Mais ce rêve nous ramène vers un cauchemar. On n'est jamais dans l'endroit où l'on est, notre quotidien n'est jamais dans le présent. Alors j'ai besoin d'un surréalisme pour pouvoir m'exprimer. Tout ce qui me rapproche de la réalité me bloque.

©Hubert AmielMagrit | J'ai passé des mois en observation dans des maisons de retraite. Des matériaux sonores sont apparus des discussions que j'ai enregistrées. Puis ça a surgit au plateau, c'était assez lent, comme un chemin avec la matière.

Comment avez-vous choisi d'aborder l'image de la réalité dans vos spectacles respectifs ?

Mina | J'avais besoin que le spectateur imagine autant que moi j'ai imaginé, fantasmé, rêvé toute ma vie quand j'étais à Téhéran, ou quand je suis à Paris et que je fantasme Téhéran. J'avais besoin que le spectateur avec moi fasse cet aller-retour dans son imagination, notamment à travers le son et la musique, pour faire entrer le spectateur dans ma tête, et surtout pas avec l'image.

Hugues | On voit derrière moi passer énormément de photos de meetings, souvent ratées : un bout de Macron où on voit juste son nez et un œil, un bout de la bouche, et ça crée du rire, une mise à distance entre la théâtralité et ce qui s'est vraiment passé. D'autres photos vont jusqu'à provoquer une sorte de dégoût de l'image. Ce n'est plus la photo qui cherche à représenter le réel, mais la photo qui essaie de montrer le réel d'une certaine façon avantageuse. C'est exactement ce que je cherche à travers ce spectacle : qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui est faux, est-ce que je manipule le spectateur, est-ce qu'on peut faire confiance à la personne qui nous raconte une histoire ?

Magrit | Nous, on a pris le parti de ne pas travailler à partir d'images. On a beaucoup plus travaillé sur le temps pour restituer les gestes : combien de temps elle met avant de croquer sa madeleine, elle la repose... Les comédiens et comédiennes essaient de représenter un corps vieux mais sans être costumés en personnes âgées, ce n'est que dans le petit geste, le détail du corps. Il y a un échec de l'image.

Marcela | L'espace est également construit par d'autres éléments que l'image, plutôt par le rapport image-imaginaire, et comment créer un imaginaire commun, qu'on partage. Les corps, le récit, la danse, le chant racontent un peuple multiple et l'image, l'imaginaire viennent par cette multiplicité.

Comment on joue, on danse le réel ? ou à partir du réel ?

Marcela | J'aime bien imaginer que les corps avec lesquels je travaille sont beaucoup plus anciens que les corps qu'on voit aujourd'hui. Les corps racontent des choses toujours un peu plus troubles. On donne à la fois des informations précises, mais le corps, la danse et l'abstraction peuvent venir troubler les informations.

Magrit | J'ai l'impression que ça situe le jeu théâtral à un endroit de passeurs et de passeuses, on convoque cette réalité et on la cite ici : comme si la scène était chargée de fantômes. Il y a aussi des moments où les comédiens et comédiennes font du playback sur les voix des personnes âgées, et ça a été un gros travail d'archéologie de la voix et de tous ses indices, c'était une vraie découverte de se rendre compte à quel point c'est intime et riche, juste une voix, sans l'image.

Mina | J'essaie d'être le plus proche possible du rythme de mon âme quand je dis le texte, dans le rythme, dans ma manière de prononcer les mots, parfois il y a des répétitions, parfois il y a une obsession.

Que peut l'imaginaire face à la grande Histoire ? Que peut le rêve pour l'histoire en cours ?

Mina | Je tenais beaucoup à ce que ce ne soit pas forcément l'histoire de l'Iran ou d'une iranienne, j'avais très envie que n'importe quel·le immigré·e puisse se reconnaître dans cet état-là. Je suis persuadée que tous les gens qui quittent leur pays vivent ce qui traverse mon spectacle.

Magrit | J'ai l'impression que mon rôle c'est d'offrir un temps au spectateur pour penser au sujet ou aux questions que j'amène sur scène, et vivre une autre expérience par rapport à ce sujet. Se retrouver pendant un temps donné face à des gens au ralenti qui vivent des micro-histoires et des mini-aventures mais qui n'ont plus rien a priori de spectaculaire, ça permet de changer un tout petit peu le regard sur ces gens. Ça donne du temps pour la pensée. Ça devient très précieux d'être bloqué dans une salle pen- dant 1h15 !

Hugues | Je préfère me dire que ce que je fais n'a aucune utilité politique, comme ça je me sens le plus libre possible avec ce que je fais sur le plateau. De toute façon, l'art que l'on fait véhicule quelque chose malgré nous.

Marcela | Je crois beaucoup à ces moments de présent qu'on vit ensemble au théâtre : le rire, la joie, les émotions. Je me pose d'ailleurs pour cette pièce la question de l'organisation collective, puisque c'est ma première pièce de groupe et je travaille beaucoup dans la transversalité. Mais je pense que c'est une nouvelle généra- tion de metteurs en scène et de chorégraphes, je milite pour ça en tout cas !